Le libéralisme français après la Révolution, comparé au libéralisme anglais

AutorLucien Jaume
CargoCatedratico de filosofia

Le libéralisme français après la Révolution, comparé au libéralisme anglais1

Je disais souvent que si l'on eût arrêté au hasard cent personnes dans les rues de Londres et cent dans les rues de Paris, et qu'on leur eût proposé de se charger du gouvernement, il y en aurait quatre-vingt-dix-neuf qui auraient accepté à Paris et quatre-vingt-dix-neuf qui auraient refusé à Londres

- Etienne Dumont, Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières Assemblées législatives, 1832.

L'actif développement d'un vaste système d'égoïsme national y a naturellement tendu à lier profondément les intérêts principaux des diverses classes au maintien continu de la politique dirigée par une aristocratie

- Auguste Comte, sur l'Angleterre, Cours de philosophie positive, t. VI.

I Introduction

Les rapports du libéralisme avec les phénomène révolutionnaires sont complexes, ce qui contribue aux difficultés pour caractériser le libéralisme comme un ensemble doté d'unité. D'un côté, le libéralisme peut être conservateur, notamment en s'opposant à divers moments aux poussées populaires d'esprit démocratique et radical, comme on le voit en France sous la monarchie de Juillet, ou, à la même période, en Angleterre vis-à-vis du chartisme. Mais en même temps le libéralisme est porteur de la modernité, il est issu d'aspirations révolutionnaires, il vient stabiliser certaines phases révolutionnaires, avec la volonté d'en garder les acquis: le libéralisme anglais, sous la forme du whiggisme, est une consolidation progressive, réformiste, de la «Glorious Revolution» de 1688; le libéralisme français est profondément marqué par 10 ans de Révolution, mais aussi par la phase autoritaire de Napoléon dont il voudrait assouplir les institutions. Le combat sur deux fronts à la fois (celui des révolutionnaires, celui des contre-révolutionnaires) le mobilise tout au long du XIXe siècle.

Sur un plan intellectuel, le lien essentiel que le libéralisme possède avec l'idée de liberté le met en phase avec certains aspects de l'esprit révolutionnaire: chez Locke, dans le Second traité du gouvernement, la révolution est l'horizon permanent, le débouché toujours possible par rapport à la normalité politique. Locke est sans doute la pensée libérale qui unit jusqu'à un point inégalé l'esprit de conservation et l'esprit de révolution. Cependant, en France, l'orléanisme, quoique issu d'une révolution (celle de 1830), veut aussitôt freiner ce que Guizot et Rémusat appellent «l'esprit révolutionnaire», et en Angleterre, Burke (qui est un whig et non pas un tory) s'insurge contre la pratique de la «table rase» dans la Révolution française. On peut donc se demander en quoi Benjamin Constant et Guizot, par exemple, ou Locke et Burke, en Angleterre, participent d'un même univers qualifié de «libéral». Je vais d'abord essayer de montrer ce qui justifie une telle appellation commune; ultérieurement j'approfondirai le cadre historique propre à chacun des deux libéralismes. Enfin, dans une dernière étape, je montrerai les conséquences sur trois domaines essentiels.

II Vers une definition globale du liberalisme

Il faut donc essayer de donner une définition aussi large que possible: pour y parvenir, je soulignerai d'abord trois aspects, la question du gouvernement, la question de la régulation de la société, la question du droit.

Sur le premier point, le libéralisme en politique (à distinguer du libéralisme économique) a pour idéal le «gouvernement de la liberté», c'est-à-dire la recherche d'institutions appropriées telle que la liberté humaine est supposée se gouverner elle-même. De là naît l'institution parlementaire, le constitutionnalisme, la pratique anglaise du gouvernement de cabinet dont Bagehot dégage pleinement la théorie dans la deuxième moitié du XIXe siècle2. L'utopie libérale peut être exprimée ainsi: beaucoup d'auto-administration, très peu de gouvernement politique. C'est pourquoi, en philosophie, le libéralisme est généralement une critique de la notion même de souveraineté (de Locke à Montesquieu et Tocqueville, de Constant à Guizot ou Hayek au XXe siècle)3. Dans un manuscrit, Tocqueville écrit que l'objet du gouvernement est «de mettre les citoyens en état de se passer de son secours»4. Formule utopique puisque le gouvernement travaillerait contre ses propres intérêts de pouvoir, travaillerait à sa suppression. Sieyès prétendait, de même, qu'on «peut gouverner un troupeau ou des moines, mais les citoyens se gouvernent eux-mêmes»5.

Concernant le deuxième point, le libéralisme insiste sur la nécessité de règles, au sein desquelles les initiatives humaines peuvent se déployer, mais de sorte à avoir une ensemble social non-conflictuel. Une formule célèbre de Locke est que «là où il n'est pas de loi, il n'est pas de liberté»6. La question est de savoir d'où viennent ces règles. Ici le libéralisme peut être partagé en deux grandes tendances: soit l'ordre spontané, soit la loi comme norme artificielle. La première tendance se trouve principalement dans l'école anglaise et surtout écossaise: ordre spontané dans l'économie de marché selon Hume et selon Adam Smith, ordre spontané dans la morale sociale selon Smith encore, car nous nous forgeons à nous-mêmes la norme du «spectateur impartial» (Théorie des sentiments moraux); enfin, l'ordre spontané c'est aussi le rôle des hiérarchies sociales, des influences, du patronage: réalité très forte en Angleterre, mais directement mise en cause par la Révolution en France. L'autre tendance du libéralisme, très différente, fait l'éloge de la loi: la loi est un principe d'action, pour l'homme, qui est soumis à des conditions institutionnelles de fabrication (Montesquieu, Blackstone: séparation des pouvoirs, checks and balances), et la loi est également une forme d'obligation reconnue par la raison. De ce point de vue, Locke, puis Kant diront que l'homme est «un être capable de lois»7, c'est-à-dire de faire la loi et de se soumettre à la loi. En fait, l'éloge de la loi relève plutôt de la culture française (malgré le cas, là encore assez original, de Locke), la loi devant être ce qui remplace le pouvoir personnalisé, l'incarnation monarchique de l'Etat. Dans la culture anglo-saxonne, ce n'est pas la loi, produit du législatif, qui est essentielle, mais le droit de common law, c'est-à-dire fondé sur la jurisprudence, un droit résultant de l'interprétation par le juge des droits tels qu'ils sont mis en pratique.

Ceci nous amène au dernier point: pour le libéralisme, la loi et le droit en général sont soumis à condition non seulement dans leur origine (la séparation des pouvoirs) mais aussi dans leur façon de s'appliquer à un objet; ils ne doivent pas menacer la réalité et la légitimité d'une diversité qui est constitutive de l'être humain et de la vie sociale. Cette exigence de pluralisme est évidemment plus difficile à assumer dans le cadre français, qui fait de l'Etat le gardien de l'intérêt général, et de la loi la condition même de la liberté8. En Angleterre, Bentham pousse à l'extrême la critique de la loi: «toute loi est un mal car toute loi est une atteinte à la liberté» (Theory of legislation). Dans le même esprit, Hobbes opposait le droit naturel de chaque individu (qui est liberté) à la loi positive (qui est contrainte)9: en faisant l'éloge de la loi pour la liberté humaine et pour la liberté civique, Locke entre en conflit avec cette vision.

On voit donc, à partir de ces trois points, que la tradition libérale n'est pas unifiée aussi bien en France qu'en Angleterre; pour en donner cependant une définition englobante, je dirais: elle est un mouvement d'émancipation (lien avec la révolution) de la conscience et de la société, dans sa diversité, vis-à-vis des souverainetés historiques (l'Eglise, la royauté). La différence principale entre la France et l'Angleterre est que, dans un cas, on croit à la fécondité de la loi et des institutions représentatives contre l'Ancien Régime inégalitaire, dans le cas britannique on pense que le moteur du mouvement est dans l'ordre naturel de la société comme «civilisation» et donc comme «opinion publique». Du coup, le levier historique et social est différent, les rapports entre l'Etat et la société sont différents, et la tendance à une logique du compromis s'oppose à la logique française de la rupture. Donc, pour mieux cerner la comparaison des deux libéralismes, il faut préciser maintenant les facteurs historiques, les cadres généraux de chaque libéralisme; ensuite j'étudierai les conséquences de cette différence de situation historique: conséquences sur l'ordre social, sur la représentation politique, sur l'idée même d'opinion publique.

III Le cadre historique et les contraintes qu'il engendre

La différence historique la plus forte et la plus visible résulte des forces sociales à l'oeuvre. En Angleterre, comme Delolme le montre très tôt (Constitution de...

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