Les voies de recours face aux contraintes budgetaires

AutorSoraya Amrani Mekki
Cargo del AutorProfesseure agrégée des facultés de droit
Páginas391-414

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  1. – «Economiquement, l’appel est un non-sens. Pourquoi refaire ce que des juges ont déjà fait?»1. Telle a été la remarque déconcertante d’une collègue auditionnée lors des travaux de la commission Magendie sur la réforme de la procédure d’appel2. Pourquoi, en eff et, permettre de rejuger une aff aire, que ce soit en fait et en droit en appel ou seulement en droit lorsqu’il s’agit de la cassation? La réponse pourrait être de vérifier que les juges de premier degré ou d’appel n’ont pas commis d’erreur. Mais alors, cela revient à poser la question de la confiance dans le travail des juges. M. R. Marcus, lors d’une conférence à Varsovie sur les Cour suprêmes, critiquait ainsi le modèle français: «vous acceptez largement les voies de recours en France parce que vous n’avez pas confiance en vos juges»3.

    Ces deux remarques acerbes permettent de mettre en lumière les enjeux qui sous-tendent l’organisation des voies de recours. La question centrale réside dans le fait de savoir si le luxe que constitue le contrôle des décisions de justice par des juridictions supérieures peut résister aux contraintes budgétaires.

  2. – L’économie de la justice est aujourd’hui au coeur des réflexions procédurales. Depuis 1990, sous l’influence de l’OCDE, le service public de la justice est perçu comme une administration comme une autre qui doit rendre des comptes. Elle doit de ce fait intégrer les contraintes budgétaires et se ré-

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    former pour améliorer ses «performances». Si elle n’est pas une entreprise comme une autre, le new public management s’y applique. La crise économique de 2008 n’a fait qu’accélérer le mouvement. Dès lors, les procédures civiles en Europe mais aussi, plus largement, dans le monde se réforment pour s’adapter aux contraintes budgétaires. Ce n’est plus un choix mais une nécessité.

    L’économie procédurale se présente ainsi comme une puissance vecteur d’harmonisation des procédures civiles car partout la question est la même : comment faire aussi bien avec moins de moyens? Les mêmes réflexions autour de la déjudiciarisation, du développement des modes alternatifs de règlement des litiges comme mode de gestion de la pénurie se déploient donc.

  3. – L’organisation des voies de recours n’y échappe pas dès lors qu’il y a déjà eu un accès au juge de première instance. D’ailleurs, il ne faut pas perdre de vue qu’il n’existe pas de droit à une voie de recours selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Selon elle, ««le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises (…) car il appelle de par sa nature même une réglementation de l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation»4. Ce n’est que dès lors qu’une voie est ouverte qu’il faut alors qu’elle respecte les garanties du procès équitable. Autrement dit, l’absence de recours choque moins qu’un semblant de recours. A partir de là, les réformes vont bon train qui envisagent de renouveler la conception des voies de recours, qu’il s’agisse de la voie d’appel ou de celle de cassation.

    La procédure d’appel a d’ores et déjà été profondément révisée par un décret du 9 décembre 2009 mais son application, qui a posé maintes difficultés et nourrit un contentieux abondant, reste très largement en deçà des attentes formulées. L’espoir qu’avait nourri la réforme est déçu5. Un groupe de travail planche actuellement à la Chancellerie pour réviser la procédure d’appel et imposer toujours plus de concentration6.

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    Quant à la voie de cassation, c’est la Cour de cassation elle-même qui s’est saisie de la question de sa réforme en créant de nombreux groupes de travail en son sein pour tenter de repenser son office7. Les travaux sont publiés sur son site internet et des conférences permettent de susciter la contradiction des auteurs de doctrine.

    Parallèlement, ce sont des réglementations substantielles qui impactent l’organisation des voies de recours. Il en est ainsi de la loi Macron n° 2015-990 du 6 août 2015 sur l’économie, la croissance et l’égalité des changes économiques.

    Prise sans concertation avec le ministère de la justice, elle part du postulat que la procédure prud’homale est un frein à l’économie pour envisager des réformes de procédure allant de l’instauration de la médiation à la révision de la procédure en première instance et sur recours8. La structuration des voies de recours est ainsi dépendante de considérations d’économie procédurale mais aussi substantielles.

  4. – Qu’il s’agisse de la voie d’appel ou de celle de cassation, l’idée est toujours de concentrer le travail juridictionnel en première instance et de réduire l’accès aux juridictions supérieures. La restriction des voies de recours ne peut se faire qu’à partir du moment où le premier degré de juridiction est de qualité. La réflexion doit donc être globale. L’ancien premier Président de la Cour de cassation, Guy Canivet disait qu’il faut avoir de l’intelligence en procédure civile et que celle-ci passe par une réflexion d’ensemble sur les diff érents degrés de juridictions9. Il n’est pas possible de penser la cassation sans une réflexion sur l’appel et la première instance. Vouloir restreindre l’accès aux voies de recours suppose ainsi de prendre du champ et d’analyser les équilibres procéduraux. En outre, l’économie procédurale, qui ne doit

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    pas être synonyme de gestion de la pénurie mais d’équilibre des impératifs, conduit aussi à repenser la manière dont les recours sont gérés. Plutôt que de limiter l’accès pour tous aux recours, il peut être plus opportun de les traiter diff éremment. C’est cette voie plus raisonnable, cette économie procédurale équitable, qui semble préférable.

    Après avoir exposé les tendances visant à limiter les voies recours (I), nous nous attacherons donc à envisager la manière de mieux les gérer (II).

I Limiter les voies de recours
  1. – Limiter les voies de recours peut se faire, d’une part, par la limitation pure et simple à l’accès aux juridictions de recours (A). Elle peut se faire, d’autre part, moins directement, par la limitation de l’étendue des voies de recours (B).

1. Limiter l’accès aux recours
  1. – La limitation de l’accès aux voies de recours est déjà une réalité. Le principe de double degré de juridiction n’est pas un principe fondamental10. Il existe des taux de ressort en appel (4 000 euros) et de nombreuses décisions sont insusceptibles de tout recours. Pour l’heure, il n’est pas prévu de limiter plus l’accès aux Cours d’appel comme cela peut exister dans certains pays où il faut l’autorisation des juges de premier degré pour contester leur décision en appel.

    La question de la limitation de l’accès concerne, en France, plus spécifi- quement la voie de cassation. Son premier Président a clairement mis en cause la nécessité que la Cour de cassation française statue sur 30 000 pourvois par an11. La justification des propositions de restriction est évidemment à recher-

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    cher dans la nécessité de gérer ce flux contentieux mais pas seulement. Il s’agit également de repositionner la Cour de cassation en tant qu’institution face à ses homologues internes que sont le conseil d’état et le conseil constitutionnel mais aussi européens qu’il s’agisse des autres cours suprêmes nationales ou des Cours européennes (CJUE et CEDH). La démarche n’est pas que gestionnaire mais aussi institutionnelle (1°) et justifie des projets plus ou moins alarmistes oscillant entre filtre économique ou doctrinal (2°).

    1. Entre raisons économiques et institutionnelles

  2. – La Cour de cassation rend 30 000 arrêts par an. Ce nombre impressionnant, sans commune mesure avec les quelques centaines voire dizaines d’arrêts rendus par d’autres cours suprêmes est à mettre en relation avec la conception dite démocratique de l’accès au juge de cassation12. Le pourvoi en cassation est en eff et fondé sur un critère de légalité. Si un plaideur peut se plaindre de l’un des motifs d’ouverture à cassation, son pourvoi sera traité. Or, les cas d’ouverture à cassation, non listés par le Code de procédure civile sont si vastes qu’ils ne constituent aucunement un filtre. Il suffit d’invoquer un défaut de réponse à conclusion, extrêmement souple, pour pouvoir accéder à la Haute Cour.

  3. – Des motifs d’économie procédurale peuvent donc inciter à limiter l’accès à la cassation d’autant qu’il y a déjà eu un, voire deux degrés, de juridiction.

    Le droit au juge n’est donc pas directement en péril selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Pourtant, il faut noter de suite que la procédure de cassation fonctionne bien en France et sans retard13. Il est dès lors possible de se demander pourquoi remettre en cause un modèle qui marche?

  4. – La première raison consiste en une volonté de réallocation des moyens.

    Le bon fonctionnement de la Cour de cassation est en eff et possible par le tra-

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    vail de ceux qui sont nommés vulgairement les «bébés Canivet» du nom de l’ancien premier Président de la Cour de cassation qui avait eu une politique volontariste de recrutement sans précédent de nombreux conseillers et avocats généraux référendaires. Il s’agit de magistrats de moins de 47 ans qui viennent à la Cour de cassation pour 8 ans maximum afin d’aider les conseillers ordinaires qualifiés de «conseillers lourds». Diminuer la charge de travail devrait «mécaniquement» permettre de réaff ecter ces magistrats référendaires aux juridictions du fond.

  5. – La deuxième raison est d’ordre institutionnel. Cette lourde charge juridictionnelle brouille le message jurisprudentiel et fait de la Cour de cassation une juridiction qui traite le tout venant sans pouvoir se consacrer à sa mission normative. Si la jurisprudence n’est pas source officielle de droit en...

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