Le territoire réticulaire

AutorJérôme Monnet
Páginas91-104

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Territoire, territorialité et territorialisation

Le territoire: la boucle d’interdétermination entre conception et production

Le premier défi d’une réflexion sur le territoire est que celui-ci correspond à une notion commune utilisée sans aucune nécessité de la définir par de très nombreuses personnes dans une grande variété de situations, alors que son étude s’inscrit dans des conceptualisations finalement assez différentes.

C’est le destin des sciences humaines et sociales de devoir définir (au sens de délimiter et stabiliser pour pouvoir décrire) des réalités que les pratiques sociales rendent perpétuellement indéfinissables (au sens où elles ne sont jamais «finies»). Les sciences naturelles ont des objets qui ne contestent pas leur théorisation; les SHS s’intéressent nécessairement à des sujets qui ont une opinion rétroactive sur ce que les chercheurs disent d’eux. La compréhension du milieu de vie des êtres humains relève historiquement de ces deux ambitions, car si l’environnement physique peut être objectivement décrit et mesuré, les interactions humaines avec celui-ci ne peuvent être comprises sans prendre en compte les représentations de cet environnement par les sociétés.

En effet, le territoire, tout comme l’espace et le lieu, représente une réalité tangible dans la vie quotidienne des gens. La façon dont ceux-ci le conçoivent et le pratiquent inter-fère en permanence avec la façon dont les chercheurs le théorisent. Il est impossible d’aborder les termes qui désignent couramment tout ou partie de notre milieu de vie sans tenir compte de l’interaction entre l’usage social des notions et leurs conceptualisations savantes.

Certaines disciplines ont constitué un corpus de discussion et de définitions de la notion de territoire: essentiellement la géographie humaine, le droit, la science politique, l’économie régionale et l’ethnologie. Or, ces approches scientifiques ont aussi été impliquées, de près ou de loin, dans la mise en œuvre d’actions qui tendent à «réaliser le concept», c’est-à-dire à produire des territoires conformes à l’idée même que l’acteur se fait de ce qu’est un territoire. La politique française d’«aménagement du territoire» donne une illustration de cette interdétermination entre conception et production du territoire.

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Dans le contexte de la reconstruction après la 2ème Guerre Mondiale, les ingénieurs des Ponts et Chaussées et une poignée de géographes, comme Jean-François Gravier1ou Pierre Georges, ont conçu l’espace français comme le champ d’organisation de l’intervention de l’Etat national en terme de construction de réseaux et d’infrastructures et de localisation incitative ou autoritaire des activités économiques (Dard, 2000). C’est dans cette perspective que sont créés entre 1963 et 1966 la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (DATAR) qui dépendait du Premier Ministre, les 21 régions françaises alors placées sous l’autorité d’un représentant de l’état central, et le ministère de l’Equipement qui offrait à cette politique une administration pyramidale (Frébault, 2003; Guigueno, 2003). Quarante ans plus tard, le pluriel est devenu la règle: l’espace national n’est plus conçu comme un territoire à aménager, mais comme une collection de territoires à développer. La DATAR a été remplacée en 2007 par la Délégation Interministérielle à l’Aménagement et à la Compétitivité des Territoires (DIACT)2mise à la disposition du nouveau ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du Territoire. La première mission de celui-ci concerne les «ressources, territoires et habitats»: il s’agit de «promouvoir un aménagement et une économie durables des territoires permettant de soutenir leur compétitivité et de renforcer la cohésion sociale et territoriale».3Avec cet exemple, il est possible de voir que la conception française officielle du territoire a changé autant que l’action sur lui. La loi française a appelé «collectivités territoriales», par opposition à l’Etat, les autorités élues d’échelons communal, départe-mental ou régional auxquelles la décentralisation a transféré des compétences à partir de 1982. Le territoire devient ainsi un fragment de la nation; auparavant conçu comme national et unitaire, il est maintenant conçu comme local et multiple. Agir sur le territoire passait par le désenclavement et la mise en relation des différentes régions par des infrastructures de transport grâce aux ressources nationales; désormais les «ressources» qu’il s’agit d’exploiter et de développer sont la compétitivité et la cohésion locales.

Territoire et territorialité aréolaires: le paradigme de l’aire

La boucle d’interdétermination entre la conception et la production du territoire étant posée, nous allons maintenant nous concentrer sur un certain nombre de théorisation de la notion par les sciences humaines et sociales. La variété des usages de celle-ci dans des discours politico-administratifs, médiatiques, artistiques ou scientifiques interdit de prétendre à l’exhaustivité, ni même à la synthèse. Mon but ici n’est que d’apporter un balisage à partir de mes rencontres avec les usages de la notion, dans un va et vient entre ma discipline d’origine, la géographie, et les autres sciences sociales et humaines.

Même si ses premières occurrences sont plus anciennes, le terme «territoire» a commencé à être d’usage courant au 18ème siècle4et les déclinaisons de territorium se rencontrent dans tant les langues latines que dans les langues germaniques ou slaves. La racine renvoie à la terre et le suffixe signifie «l’endroit où se passe l’action ou l’instrument servant

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à accomplir l’action»:5le territoire est donc étymologiquement à la rencontre de la matière et de l’action, de l’objet agi et du sujet agissant. Dans le contexte du paradigme occidental moderne (Berque, 1996; Toulmin, 1990; Monnet, 2000) est née la conception prédominante, juridico-politique, qui définit le territoire comme une aire de compétence exclusive d’un acteur (Alliès, 1980). A cet égard il existe une continuité paradigmatique entre le territoire individuel représenté par la propriété privée, et le territoire national, circonscription qui est la «propriété» de l’Etat-nation (Haesbaert, 2001: 60). Dans le projet occidental moderne, ces deux échelons territoriaux offrent les modèles de territoire dans lequel doivent se subsumer toutes les autres formes, de la même façon que les corps sociaux inter-médiaires sont destinés à disparaître avec l’émergence du citoyen d’une part et de la nation d’autre part (Anderson, 1983). Pour tout nationalisme moderne, l’enjeu est de créer une coïncidence entre un groupe social, «son» gouvernement et «son» territoire (Deler, 1981).

Cette conception du territoire comme «espace approprié» (Brunet et alii, 1992: 436) prévaut jusqu’à aujourd’hui dans les usages sociaux comme dans les définitions proposées par des juristes, des politistes ou des géographes. Elle connaît une extension métaphorique quand on parle de territoire pour désigner la portée, même non spatiale ni matérielle, d’une action.6C’est cette forme que j’appelle «territoire aréolaire», car explicitement ou implicitement, elle correspond à une aire ou une étendue. Cette forme définit juridiquement ce qu’on appellera à partir du 19ème siècle la territorialité, c’est-à-dire la capacité d’un acteur à exercer une compétence sur une certaine étendue. Par contraste, on parlera d’extra-territorialité pour désigner les exceptions que constituent les locaux, les véhicules et les personnels diplomatiques des ambassades: bien que situés dans l’aire de compétence d’un état étranger, ils bénéficient d’un régime d’immunité et relèvent de la compétence exclusive de leur état d’origine.

La territorialité a ensuite été utilisée au 20ème siècle par les spécialistes d’éthologie animale pour désigner les rapports qu’une espèce entretient avec un territoire de subsistance ou de reproduction; les chercheurs travaillant sur les comportements humains se sont à leur tour inspirés de cette approche, illustrée par les behavioristes (Malmberg, 1980). Aujourd’hui, l’évolution du sens de la territorialité conduit à la comprendre comme une valeur ou un système de valeurs que des acteurs sociaux attachent à un territoire déterminé, voire comme le «sentiment d’appartenance»7à celui-ci, ce qui justifie que des ethnologues et anthropologues s’y intéressent (Alphandéry & Bergues, 2004) et fait du territoire et de la territorialité des notions centrales pour la géographie sociale (Di Méo, 1999).

Ce faisant, de territoire à territorialité, on est passé d’une aire, objet matériel, à une valeur, fondée sur la subjectivité humaine (Monnet, 1999). Le troisième terme, moins utilisé, de territorialisation, insiste sur l’action humaine qui se fonde sur un système de valeur pour produire un territoire (Vannier, 2009). On peut alors parler d’un système socio-territorial qui associe nécessairement le territoire, la territorialité et la territorialisation (figura 1). A une perspective spatio-centrée (le territoire appréhendé comme «es-pace») s’ajoute ainsi une perspective socio-centrée (le système de production des territoires par les êtres humains) qui invite à renouveler les notions, et à s’interroger sur le rôle des réseaux, de la mobilité et des échanges.

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FIGURA 1. Le système socio-territorial: l’interdétermination entre territoire, territorialité et territorialisation

Territoires fluides et flous

L’interdétermination entre territoire, territorialité et territorialisation qui constitue le système socio-territorial oblige à prendre certaines distances avec la vision coutumière qui fait du territoire une surface bornée définie avant tout par ses deux dimensions horizontales et...

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