La solitude des capitaines de navire et des pêcheurs tunisiens en Méditerranée

AutorPatrick Chaumette
Cargo del AutorProfesseur émérite de l'université de Nantes
Páginas81-114
8181
CHAPITRE 3
La solitude des capitaines
de navire et des pêcheurs
tunisiens en Méditerranée
Patrick CHAUMETTE
Professeur émérite de l’université de Nantes
Advanced Grant ERC 2013, Programme Human Sea, n° 3407701
Résumé: 1. Solitude en mer. 1.1. L’obligation de secours en mer et la coordination des
secours. 1.2. L’obligation de non refoulement. 1.3. La fonction européenne garde-côtes
et garde-frontières. 1.4. La situation libyenne. 1.5. La fermeture des ports italiens et le
droit de passage inoensif. 2. Conclusion.
Les ux migratoires par voie maritime en Méditerranée ont considérable-
ment diminué à partir de la Libye. L’Italie avait enregistré l’arrivée de 180 000
personnes en 2016, puis 120 000 en 2017, 23 000 en 2018. On considère que
3 100 personnes sont arrivées depuis le début de l’année 2019 en Italie, jusque
mi-juillet, ce qui est un chire en très forte baisse depuis le début de l’année 2017.
On considère aussi qu’entre 400 et 500 personnes se sont noyées, depuis le dé-
but de l’année 2019, selon l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) ;
en 2014 les noyés étaient évalués à 3 093, en 2015, 2013, en 2016, 4 578, l’année
la plus meurtrière, 2 873 en 2017 et 1 311 en 2018, selon le Haut-Commissariat
aux Réfugiés des Nations Unies : moins de passages, des passages beaucoup plus
1 https://humansea.univ-nantes.fr/
82 LA CONSTRUCCIÓN JURÍDICA DE UN ESPACIO MARÍTIMO COMÚN EUROPEO
PATRICK CHAUMETTE
dangereux. En 2019, les noyades sont évaluées à 15 % des passages, contre entre
7 et 8 % en 2015 ou 2016. 3 750 personnes ont été interceptées par les garde-
côtes libyens, dans la première moitié de l’année 2019, et reconduits au rivage.
Le 4 juillet 2019, une embarcation de 80 personnes a pris l’eau, s’est renversée au
large de la Lybie ; nalement les autorités tunisiennes ont retrouvé 3 survivants.
Sur la plage d’Aghir de l’île de Djerba, plus de 400 cadavres ont déjà été rendus
par la mer et un nouveau cimetière a été ouvert à Zarzis.
L’Italie a multiplié les pressions, menaces, séquestres et poursuites, vis-à-
vis de navires arétés par les associations humanitaires (ONG) ; un seul reste
sur zone2. Lactualité a centré les médias sur le navire Sea Watch 3 et sa coura-
geuse capitaine Carola RACKETE, qui pour sauver les naufragés recueillis, à
forcer le blocage imposé par le Ministre de l’intérieur italien Matteo Salvini, a
risqué la prison, respectant ses obligations internationales de capitaine de na-
vire, ainsi que les obligations internationales acceptées par l’Italie elle-même.
Une juge italienne l’a libérée reconnaissant son devoir de sauvetage. La juge a
estimé que la Libye et la Tunisie n’étaient pas des pays sûrs pour l’accueil de mi-
grants. Les autorités tunisiennes ont bloqué au printemps, pendant plusieurs se-
maines, des navires commerciaux ayant secouru des migrants, et n’ont accepté
leur débarquement qu’à condition qu’ils repartent vers leur pays d’origine, avec
l’aide des services de l’OIM, sans réelle possibilité de demander l’asile. Une autre
allemande Pia KLEMP, l’ancienne capitaine du navire Sea Watch 3, âgée de 35
ans, doit être jugée par la justice italienne dans le cadre de ses sauvetages de mi-
grants en mer Méditerranée. Poursuivie par le procureur pour « aide et compli-
cité à l’immigration illégale » de 2016 à 2017, elle risque jusqu’à 20 ans de prison.
Ce procès s’annonce très symbolique, puisque le ministre de l’Intérieur Matteo
Salvini a plusieurs fois assimilé les missions humanitaires de certains navires au
trac des passeurs, sans disposer d’aucun élément de preuve. Cette position a
2 Miron A. et Taxil B., « Requiem pour l’Aquarius. Les sauvetages en mer, entre instru-
mentalisation et criminalisation », La Revue des Droits de l’Homme, Revue du Centre de
recherches et d’études sur les droits fondamentaux, 15/2019, URL : http://journals.opene-
dition.org/revdh/5941 ; DOI : 10.4000/revdh.5941 - Gros-Verheyde N., N°63. La présence
des navires des ONG au large de la Libye : saluée, encouragée puis vilipendée et refusée, 24 juin
2018, mis à jour 6 juillet 2019, http://club.bruxelles2.eu/2018/06/n63-la-presence-des-na-
vires-des-ong-au-large-de-la-libye-saluee-encouragee-puis-vilipendee-et-refusee/
CHAPITRE 3. LA SOLITUDE DES CAPITAINES DE NAVIRE ET DES PÊCHEURS TUNISIENS EN MÉDITERRANÉE 83
même été reprise par le Ministre français de l’Intérieur Christophe Castaner, le
5 avril 2019 : des ONG chargées de secourir les migrants en Méditerranée « ont
pu se faire complices » des passeurs ; il les a appelées à « une attitude respon-
sable », sans en préciser le contenu ou les limites.
L’opération Sophia EUNAVFOR-Med, lancée le 22 juin 2015, qui a permis
de sauver 45 000 personnes, ne dispose plus de moyens navals, qui sont sus-
pendus, et se contente d’une surveillance maritime aérienne3. Le Royaume-Uni
notamment a repris deux navires militaires, an de renforcer la surveillance en
Manche et dans le Pas-de-Calais, du fait de diverses tentatives de traversées.
Le 3 octobre 2013, un chalutier s’approche de l’île de Lampedusa au sud
de la Sicile. A son bord, plus de 500 personnes sont entassées. Il est environ 7
heures du matin. Une panne de moteur se produit à moins de 2 kilomètres de
l’île. L’avarie a entraîné une fuite de fuel qui se répand sur le pont. Quand un
passager a l’idée de mettre le feu à une couverture pour alerter les bateaux pré-
sents aux alentours, le carburant prend feu. Pour se protéger, certains se jettent
à l’eau, d’autres se précipitent d’un seul côté du navire. Il est déséquilibré et se
retourne brusquement. Des pêcheurs, entendant des cris, s’approchent du lieu
du naufrage et réussissent à sauver quelques personnes. Ils appellent en renfort
les garde-côtes qui les relayent. Mais il est trop tard pour porter secours à tout
le monde : seules 155 personnes sont sauvées, 366 meurent noyées. Ce jour-là,
l’histoire du sauvetage en mer Méditerranée connaît un tournant. Le gouver-
nement italien met en place une opération de sauvetage à grande échelle, Mare
Nostrum. Composée de 5 navires et de moyens aériens, mobilisant 900 hommes,
elle permet de sauver 150 000 personnes en douze mois. Son budget est de 110
millions d’euros. Malgré son utilité, cette opération de sauvetage est critiquée au
sein de l’Union européenne et est arrêtée en octobre 2014. Depuis, il n’existe plus,
en Méditerranée, de moyens étatiques spéciquement dédiés à la recherche des
embarcations en détresse et au sauvetage. En 2015, le rythme des départs ne ra-
3 EUNAVFOR MED, « Opération SOPHIA : prorogation du mandat jusqu’au 30 sep-
tembre 2019 », https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2019/03/29/
eunavfor-med-operation-sophia-mandate-extended-until-30-september-2019/-
Gros-Verheyde N., « L’opération Sophia en sustentation », 11 mai 2019, https://www.
bruxelles2.eu/2019/05/11/loperation-sophia-en-sustentation/

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