Sieyès et le sens du jury constitutionnaire : une réinterprétation

AutorLucien Jaume
CargoCatedrático de filosofía, Director de Investigación en el CNRS (laboratorio del CEVIPOF)

Lucien Jaume

    Catedrático de filosofía, Director de Investigación en el CNRS (laboratorio del CEVIPOF), profesor de Sciences Po (Paris) y de la Ecole Européenne d'Etudes Avancées de Naples (sección Derecho). Miembro del Comité Director de publicación de las Oeuvres complètes de Benjamin Constant (Max Niemeyer éditeur), del Consejo de Administración de la Association Française des Constitutionnalistes y de la Association Française de Science Politique. Forma parte del Comité Científico de varias revistas en Francia, Inglaterra, Italia y España. Entre otros muchos trabajos, es autor de Le discours jacobin et la démocratie (1989), El jacobinismo y el Estado moderno (1990), L'individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français (1997), La liberté et la loi. Les origines philosophiques du libéralisme (2000).

Il savait prendre de l'ascendant, mais il ne travaillait pas à le conserver

- Mignet, Notice sur Sieyès, dans Notices et portraits historiques et littéraire

Introduction
  1. Les deux discours de Sieyès, au 2 et au 18 thermidor an III, gardent quelque chose de fascinant mais aussi d'obscur et de mystérieux1. Fascination parce que, pour beaucoup d'auteurs (juristes ou historiens), c'est en cette circonstance que, pour la première fois, les protagonistes de la Révolution ont envisagé, et rejeté, les prémices du contrôle de constitutionnalité : d'abord sous la forme d'un examen de la conformité de la loi à la constitution (2 thermidor), puis, et en outre, au titre d'un tribunal des droits de l'homme actionnable par le simple citoyen (opinion du 18 thermidor). En fait cette vue est erronée : comme nous avons déjà eu l'occasion de le montrer2, l'examen de constitutionnalité des lois, par un examen portant sur le fond, avait été proposé à la Constituante dès 1791, dans la période dite de « révision de la Constitution ». En outre, les auteurs ont généralement négligé le fait que, contraint de s'adapter au nouveau cadre qu'on lui a imposé, Sieyès est obligé le 18 thermidor de réduire la compétence du jury constitutionnaire3 telle qu'il l'envisageait, tandis qu'il l'accroît de façon spectaculaire par ailleurs (tribunal d'équité et organe de proposition pour les révisions de la constitution). En effet, le 18 thermidor, Sieyès n'envisage plus que le fameux jury se prononce sur « les plaintes en violation de la constitution qui seraient portées contre les décrets de la législature »4, mais contre les « actes » du Conseil des Anciens, ou du Conseil des Cinq-Cents, ou des assemblées électorales, ou des assemblées primaires, ou du tribunal de cassation5. Comme l'a montré Michel Troper6, il s'agit cette fois non pas d'une appréciation sur le fond des textes de lois (ce qui peut évoquer les cours constitutionnelles modernes), mais d'un contrôle de régularité et de légalité dans la procédure d'adoption des lois (pour ce qui concerne les Anciens et les Cinq-Cents).

  2. Par ailleurs, dans ses deux discours, Sieyès maintient un parallèle, une «analogie » comme il dit, entre le législateur et les corps judiciaires, d'une part, entre le jury constitutionnaire et l'activité juridictionnelle, de l'autre. Selon l'Opinion du 2 thermidor, le législateur doit se prononcer à la façon d'un juge entre le Tribunat et le Gouvernement, le jury constitutionnaire doit à son tour juger ce jugement7 dès lors qu'il est saisi en cassation des « décrets du législateur ». Le 18 thermidor, l'abbé reprend la « grande analogie entre les fonctions juridictionnelles et celles du législateur »8, et la développe même d'une façon plus éclairante mais qui n'a été ni comprise à ce moment ni retenue par la suite.

  3. En définitive, c'est l'obscurité de l'ensemble du projet de Sieyès qui trouble le lecteur, obscurité maintes fois confessée par P. Bastid dans son commentaire annoté. Comment, par exemple, expliquer l'analogie insistante entre l'organe législatif et la fonction juridictionnelle, alors qu'un législateur agit par voie de règles générales et non en rendant une décision sur un cas in concreto ? Et si cette analogie s'avère fondée, en quel sens le jury constitutionnaire pourrait-il dit être lui aussi un juge ?

  4. Il nous semble que tout dépend de l'enjeu que l'on donne à ces deux interventions de Sieyès, et du sens que, dans son esprit, devait avoir cet organe qu'il présente avec fierté et autorité à la Convention. Pour le philosophe et l'historien des idées politiques, l'attention doit se porter sur le vocabulaire de Sieyès, autant que sur le moment où il s'exprime. Comme il l'annonce lui-même le 2 thermidor, il faut renoncer au modèle - nous dirons même à l'idéologie - de la souveraineté, trop liée à la monarchie absolue et à la reprise qu'en font (inconsciemment) les Jacobins9. Ses collègues de la Convention, tirant le bilan de la phase de la Terreur, essaient de s'évader de cette vision, ainsi que du système moniste de la souveraineté, au moyen d'un jeu de balance entre les organes10. Sieyès les attaque frontalement : il critique le « système des contrepoids » ou « système de l'équilibre », au profit de ce qu'il baptise système « du concours » ou « de l'unité organisée »11 ; il refuse le bicamérisme, comme il l'a toujours fait, mais surtout, le législateur unique qu'il envisage n'est pas là pour vouloir, il doit seulement arbitrer entre des « besoins » exprimés (le terme revient sans cesse), et délibérer en faisant émerger l'unité à partir de la diversité de besoins tels qu'ils sont manifestés, comparés, confrontés : à une logique de choc entre les volontés (exposée par exemple par Thibaudeau)12, Sieyès entend substituer un processus cognitif, mi empiriste mi intellectualiste. Le législateur décide, certes, mais Sieyès s'attache à effacer toute dimension de volonté (et en fait de volontarisme) dans cet acte d'expertise et de cognition. A titre de paternité intellectuelle, Condillac remplace Montesquieu et Blackstone, John Adams et Madison.

  5. En d'autres termes, c'est une théorie de la délibération qu'il faut retrouver chez Sieyès d'après les indices qu'il donne, une théorie qu'il a plus ouvertement exposée ailleurs. Cette vision lui paraît à même de vaincre le culte funeste de la « souveraineté des grands rois », transférée à la « souveraineté d'un grand peuple »13. Dédaignant de donner les clefs de sa démarche (d'ailleurs hautement « métaphysique »), Sieyès ne pouvait être compris ; le voulait-il vraiment, d'ailleurs ?

  6. Souveraineté d'une part, délibération d'autre part, telles sont les deux clefs qui, à notre avis, peuvent éclairer ces propos, reçus comme passablement déroutants par les membres de la Convention - mais aussi comme quelque peu méprisants. Pourtant, le destin de cette proposition fuligineuse va être important : Mme de Staël et surtout Benjamin Constant en tireront nombre d'inspirations, en abandonnant cependant la visée première du contrôle de constitutionnalité.

  7. Nous aurons donc à rappeler en premier lieu comment l'idée du contrôle de constitutionnalité est apparue au début de la Révolution, en conflit avec la vision légicentriste prépondérante, puis en quoi Sieyès la reprend sur d'autres bases, en l'an III, mais en s'avançant masqué, au point de la rendre sibylline et provocatrice. Enfin, nous donnerons quelques perspectives sommaires sur les enseignements originaux qu'en tire Constant, moyennant le « pouvoir judiciaire des autres pouvoirs », et finalement, le « pouvoir neutre » d'un chef de l'Etat, sorte de Grand horloger constitutionnel.

I - Le débat d'août 1791 : vis-à-vis du législateur, quelle garantie pour les droits ?
  1. Malgré ce que Sieyès donne à entendre, la préoccupation qu'il exprime n'est pas sans précédents dans le cours de la Révolution. Le 2 thermidor il affirmera : « Une constitution est un corps de lois obligatoires, ou ce n'est rien ; si c'est un corps de lois, on se demande où sera le gardien, où sera la magistrature de ce code ? (...) Il m'est donc permis de le demander : qui avez-vous nommé pour recevoir la plainte contre les infractions à la constitution ? »14. On sait que cette suprématie de la constitution sur la loi ordinaire devait être assurée, dans son esprit, par la séparation entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués, qu'il avait vainement exposée en 1789.

  2. Le souci de préserver la constitution, mais aussi les droits fondamentaux, vis-à-vis des atteintes du législateur avait été exprimé à l'Assemblée constituante dans un débat des 7 et 8 août 1791 concernant le titre 1er de la Constitution, qui aura pour intitulé « Dispositions fondamentales garanties par la Constitution ». Aussitôt après la lecture du projet par le rapporteur Thouret, deux membres de la gauche dans l'Assemblée ( et futurs Girondins), Buzot et Pétion, prennent la parole, en s'exprimant de façon critique à l'égard du Comité de constitution et de révision dont ils sont néanmoins membres tous les deux. Buzot affirme : « Il ne suffit pas de dire (...) que la Constitution garantit les droits civils et naturels, il faut que l'on connaisse comment elle les garantit »15. Or, poursuit-il, si vous examinez le texte, « vous y verrez non pas que la Constitution me garantit des droits, mais que la Constitution promet que la loi me les garantira. Eh bien alors, ce n'est donc point la liberté civile que votre Constitution me promet, mais seulement des droits politiques, puisque vous renvoyez aux législateurs jusqu'aux atteintes qu'on pourrait y porter ». En d'autres termes, la majorité politique du moment pourra modifier, selon ses vues, les droits judiciaires ou la liberté de la presse (deux exemples cités...

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