La rupture d'une relation économique avec un français

AutorClémence Mouly-Guillemaud
CargoDirectrice du magistère-DJCE Université de Montpellier
Páginas56-62

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1. Introduction

Un texte du Code de commerce ne cesse de surprendre les acteurs économiques français lors de la rupture des relations qu’ils entretiennent avec leur partenaire. L’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce identifie une faute dans « le fait de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale». Originellement, l’article visait les seuls déréférencements abusifs mais le remaniement du texte en 19961ne permet plus de circonscrire sa portée aux seules relations de la grande distribution. Plus encore, si ce texte, aujourd'hui codifié au titre IV du livre IV du Code de commerce en tant que « Pratique restrictive de concurrence » (L. 442-1 et s.), vise les seules relations « commerciales », l’adjectif n’est guère restrictif car il renvoie, selon son acceptation jurisprudentielle, à toute activité concurrentielle. Ainsi, toute relation « économique », c'est-à-dire tout « flux d'échanges de biens et de services »2relève de son impératif, peu important que l’objet n’en soit pas commercial stricto sensu, à l’instar des relations nouées par une société d’assurance mutuelle (dont l’objet est nécessairement non commercial)3, par une association4, un architecte5

L’extension jurisprudentielle du champ de cet article qui s’impose à toute relation professionnelle pourrait néanmoins apparaitre anodine, tant son impératif relève de prime abord du seul bon sens. Il responsabilise tout acteur économique en lui imposant de prévenir son partenaire de la future cessation de leur relation pour qu’il puisse anticiper la perte d’activité qui en résultera. L’objet n’est que de permettre au partenaire de réaffecter ses ressources ou, à défaut de préavis suffisant, de compenser la perte financière qu’il éprouve par son indemnisation. En de nombreuses espèces, l’application de cet article sert effectivement cet objectif. Mais l’analyse sera ici restreinte aux toutes aussi nombreuses hypothèses en lesquelles cet article paraît invoqué bien au-delà de sa finalité première.

Pour qu’un partenaire économique puisse se prévaloir de ce texte, c'est-à-dire de l’absence ou de l’insuffisance du préavis notifié par écrit, il suffit qu’il ait entretenu avec l’auteur de la rupture une « relation établie », c'est-à-dire « une relation suivie, stable et habituelle », peu important alors la faible importance du courant d’affaires6ou l’existence d’un contrat formalisant la relation ou son développement empirique car le seul constat rétrospectif d’échanges ponctuels mais constants sur une certaine durée7suffira à identifier la relation, dès lors que « la partie victime de l’interruption [pouvait] raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaire avec son partenaire commercial »8.

En ce champ accueillant, la dérive est facilitée notamment par la généreuse -et imprévisible -appréciation judiciaire du délai suffisant9, tandis que le préjudice pour chaque mois défaillant est fixé à la marge brute qu’aurait pu espérer réaliser le demandeur avec son

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partenaire au vu de celle qu’il réalisait antérieurement à la rupture. Rapidement confrontés à des demandes se prévalant de la lettre bien davantage que de l’esprit du texte, les juges les accueillirent parce qu’elles entraient dans l’acceptation retenue des concepts visés. Et le contentieux se développe subrepticement en spirale, chaque précédant suscitant une nouvelle demande plus éloignée encore de l’esprit de cette règle, le partenaire évincé saisissant l’« aubaine »10de l’indemnisation d’un préavis jugé insuffisant.

L’aubaine que peut constituer ce texte à l’occasion d’une rupture insuffisamment anticipée par son auteur n’est pas réservée aux acteurs économiques français. Pour l’heure, la Cour de cassation élude11la question de sa qualification de loi de police, largement controversée en doctrine12, et dans le doute le jeu de l'article L. 442-6, I, 5° est conditionné à l’application au litige de la loi française. Parce que la faute de brutalité est délictuelle13, il conviendra donc que la France soit le pays avec lequel la demande présente les liens les plus étroits14ou, si le Règlement Rome II est applicable15, soit que la France se présente comme le pays dans lequel le marché est affecté ou susceptible de l'être16(si l’on considère la brutalité tel un acte restreignant la concurrence, comme la localisation de l'article L. 442-6, I, 5° le suggère, et non exclusivement les intérêts d'un concurrent déterminé) ou comme le pays dans lequel « le dommage survient » selon la règle générale de l’article 4 voire, une nouvelle fois, à ce que la France soit le pays avec lequel la relation présente des liens manifestement plus étroits, selon l’exception de l’article 4.3. Mais bien souvent, la loi applicable n’est pas évoquée à l’occasion de litige transfrontaliers et « les sociétés étrangères sont de plus en plus nombreuses en demande devant le juge français assignant au siège du défendeur »17.

S’il est une aubaine pour le demandeur, le jeu de l'article L. 442-6, I, 5° est un péril pour l’auteur de la rupture. Celui-ci est susceptible d’engager sa responsabilité sans même avoir imaginé les modalités de sa rupture fautives ; il sera responsable sans être coupable (I). L’iniquité de la solution est exacerbée lorsque les conditions de la rupture ne permettent pas de se convaincre qu’elle fut préjudiciable à la partie qui la subit, car cet élément est indifférent au gain de l’action qu’elle pourra intenter et voir prospérer (II).

I La responsabilite sans culpabilite de l’auteur de la rupture

La rupture est objectivement brutale dès lors que nul préavis écrit ne fut délivré en un temps suffisant et son auteur ne saurait valablement excuser cette carence par le respect des prévisions contractuelles (1) ou l’évolution de son propre marché (2).

A L’indifférente anticipation contractuelle

La rupture peut être jugée brutale alors même que l’auteur de la rupture a délivré un préavis conforme aux prévisions contractuelles. En effet, le caractère d’ordre public de l’article 442-6,

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I, 5°18permet au juge d’écarter la stipulation contraire à son impératif. Tel est le cas de toute clause de préavis ne tenant pas compte de la durée de la relation commerciale19mais prévoyant un délai fixe, par exemple 6 mois20. De telles clauses deviennent alors extrêmement dangereuses pour le contractant qui se croit lié par son contrat et en respecte simplement les termes, alors qu’elle « ne dispense pas le juge […], de vérifier si le délai de préavis contractuel tient compte de la durée des relations commerciales ayant existé entre les parties et des autres circonstances »21. Le respect du préavis contractuel sera alors l’occasion d’une faute extracontractuelle.

Le caractère d’ordre public de ce texte permet encore au juge d’écarter le jeu de la clause résolutoire privative de préavis. Effectivement, alors même que les contractants auraient envisagés les manquements qu’ils estiment suffisamment graves pour autoriser une rupture immédiate de la relation, la privation de préavis n’est plus en leur pouvoir. Le juge appréciera, sans être lié par la clause22, si la rupture est conforme au précepte de l’article L. 442-6, I, 5°, qui prévoit encore une « faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ». Néanmoins, contrairement à la lettre, ce n’est pas toute inexécution qui autorisera la résolution immédiate, mais seules celles estimées suffisamment graves par le juge23. La clause résolutoire est ainsi non seulement inutile, puisqu’elle ne lie pas le juge, mais plus encore dangereuse pour le contractant qui croit en son bien-fondé. Or, par essence, une clause résolutoire n’a d’intérêt que lorsqu’elle vise des inexécutions qui ne sont pas objectivement gravissimes, car pour de tels manquements la voie de la résolution unilatérale ou judiciaire demeure ouverte. Il est donc à craindre que la clause vise des inexécutions estimées graves par les parties, sans pour autant revêtir objectivement cette qualification au vu des prestations contractuelles24, car sa mise en œuvre pour rompre une relation économique établie pourra être fautive.

Enfin, c’est également l’arrivée du terme mentionné au contrat qui pourra occasionner une rupture brutale. En effet, la notion de « relation » est économique et se caractérise par « la démonstration du caractère suffisamment prolongé, régulier, significatif et stable du courant d'affaires existant entre les parties pour laisser augurer la poursuite des relations commerciales »25. Or, ce flux économique peut être constitué par une succession de contrats à durée déterminée reconduits à terme26. Dès lors, l’arrivée du terme du dernier contrat met valablement fin au contrat, mais non à la « relation » extracontractuelle matérialisée par cette succession de contrats et qui appelle nécessairement la notification d’un préavis écrit tenant compte de la durée, non pas du seul dernier contrat, mais de l’ensemble de la relation. Aussi la clause de tacite reconduction d’un contrat à durée déterminée d’un an qui prévoit sa reconduction automatique à défaut de...

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