La réception de Sieyès par la doctrine publiciste française du XIXème et du XXème siècles

AutorAlain Laquièze
CargoProfesseur de droit public en la Université d'Angers
Páginas229-261

Alain Laquièze

    Professeur de droit public en la Université d'Angers y Maître de conférences en el Institut d'Etudes Politiques de Paris (Sciences-Po). Recientemente ha publicado: Les origines du régime parlementaire en France (1814-1848), PUF, coll. Léviathan, 2002 ; Le contrôle de constitutionnalité des lois vu par les penseurs libéraux au XIXème siècle, Giornale di Storia costituzionale, 2002, n° 4, pp. 155-171.

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  1. Étrange destinée que celle de Sieyès ! Sa vie, on le sait, est marquée par dix années d'une brillante activité publique, qui tranchent tant avec la période précédente, obscur abbé sous l'Ancien Régime, que la suivante, éloigné de la politique sous l'Empire1, puis proscrit au moment de la Restauration, avant un tardif retour en France en 1830. Sa pensée politique a connu, elle aussi, une postérité étonnante. Admiré par ses contemporains2, célébré pendant toute la Révolution comme un oracle en matière constitutionnelle, il sera ensuite progressivement oublié. On n'évoquera guère son nom sous la Restauration, ce qui était bien compréhensible pour l'homme qui avait incarné la Révolution et avait été présent dans ses moments les plus importants : le serment du jeu de paume en 1789 ; la mort du roi en 1793 ; la mise en place du Directoire en l'an III ; le coup d'État de Brumaire an VIII. En 1830, Benjamin Constant lui rendra un vibrant hommage dans deux articles de la Revue de Paris3. EnPage 230 décembre 1836, Mignet écrira dans une notice nécrologique que « beaucoup de ses pensées sont devenues des institutions.»4

  2. Une première renaissance de la pensée de Sieyès a lieu en 1851, à une période où l'on s'interroge sur la possibilité de réviser la Constitution de 1848. Édouard Laboulaye parlera, à son propos, d' « esprit ingénieux » et citera la fameuse brochure Qu'est-ce que le tiers État ? comme la parfaite illustration du principe selon lequel la nation a le droit de modifier sa constitution5. Un jeune docteur en droit, Edmond de Beauverger, publie, dans la Revue de législation et de jurisprudence d'avril 1851, une étude sur Sieyès qui ressemble fort à un panégyrique. Dans une de ses Causeries du lundi, publiée une semaine après le coup d'État du 2 décembre 1851, Sainte-Beuve dresse un portrait d'une grande pénétration psychologique sur l'abbé. Travaillant à partir des papiers privés de Sieyès détenus alors par Hippolyte Fortoul, il met en évidence ses échecs autant que ses succès. Pour le grand critique, Sieyès « a complètement erré en croyant que la raison pouvait s'enseigner en masse aux hommes et devenir la loi des sociétés à venir. »6 Et son art constitutionnel, en poussant jusqu'à l'extrême l'artifice et la complexité, tourne le dos à la réalité : sa Constitution idéale n'est qu' « une horloge savante à mettre sous verre et à placer dans un Conservatoire comme curiosité. »7 Si Sainte-Beuve doute que Sieyès ait pu être un Newton en politique, il reconnaît par contre qu'il y a du Descartes en lui, en ce qu'il a fait table rase du passé, en défendant la conception d'une société mettant fin aux privilèges, fondée sur l'égalité civile. Il s'agit là de la « conquête de 89, à laquelle Sieyès a pour jamais attaché son nom »8 et qui est appelée à durer.

  3. Alors que les publicistes libéraux du Second Empire - Charles de Rémusat, Prévost-Paradol, Victor de Broglie - obsédés par l'échec de la monarchie constitutionnelle en 1848, n'ont guère étudié la pensée politique de Sieyès, ce sont les professeurs de droit public de la IIIème République - Adhémar Esmein, Léon Duguit, Raymond Carré de Malberg... - qui vont consacrer la figure du penseur politique, aux côtés d'un Rousseau, et le désigner comme un maître ès constitutions. L'un d'entre eux, Paul Bastid, dans un ouvrage de référence intitulé Sieyès et sa pensée, dont la première édition date de 1939, le présentera comme le père du droit public français et établira sa postérité intellectuelle9. C'est le dossier constitué par Bastid qu'il nous faut aujourd'hui réexaminer.

  4. Dans son étude sur la postérité de la pensée sieyesienne, Bastid a incontestablement avancé plusieurs idées-forces : la filiation entre lesPage 231 réflexions de l'abbé et la doctrine libérale du XIXème siècle à propos de la liberté individuelle comme objectif principal de l'établissement public ; la déformation par Carré de Malberg de la théorie de la représentation nationale comme une théorie de l'organe, ce que Sieyès n'avait jamais admis ; la compréhension en revanche par l'auteur de la Contribution à la théorie générale de l'Etat de l'évolution de la pensée de Sieyès au sujet du pouvoir constituant, perçu en 1789 comme illimité avant d'être jugé borné en l'an III.

  5. Mais en même temps, dans sa volonté de mettre à jour la figure du père du droit public français, Bastid a passé sous silence la portée de la conception de la séparation des pouvoirs de Sieyès - séparation stricte avec une spécialisation des organes politiques - qui ne correspondait guère aux convictions parlementaires des publicistes de la IIIème République. Léon Duguit présente ainsi « le futur auteur de la constitution de l'an VIII, Sieyès » comme un théoricien rigoureux de la séparation des pouvoirs qui, au moment du débat à la Constituante en septembre 1789, refuse au roi tout droit de veto10. Adhémar Esmein, à son tour, présente Sieyès comme le théoricien de la séparation stricte qui sera à l'oeuvre dans la Constitution de l'an III11 mais qui est éloignée du système de collaboration des pouvoirs mis en place par les lois constitutionnelles de 1875. Paul Bastid, conscient que l'on ne pouvait pas établir une filiation évidente entre la pensée constitutionnelle de l'auteur de Qu'est-ce que le tiers État ? et le régime parlementaire qui triomphe à partir de la IIIème République, a consacré un article sur cette question à la Revue du droit public en 1939. Or, il conclut que le système conçu par Sieyès est nettement différent des techniques du parlementarisme, même si les objectifs visés, et notamment la lutte contre l'arbitraire, sont semblables12.

  6. Bastid a également exagéré la portée d'autres aspects de la pensée de Sieyès : c'est le cas du contrôle de constitutionnalité et du projet de jury constitutionnaire, dans lequel il croit voir un lointain ancêtre des projets de loi et des débats doctrinaux qui, sous la IIIème République, ont relancé, au moins temporairement, l'opportunité d'instituer un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois13 ; c'est encore le cas des services publics, dont Sieyès, avant Duguit et Jèze, serait l'un des premiers théoriciens14. Si la démonstration est loin d'emporter la conviction, c'est parce que l'auteur procède par juxtaposition entre des écrits de l'abbé et des textes ultérieurs,Page 232 sans que ce choix ne soit justifié autrement que par une ressemblance, souvent approximative, dans leur contenu. La comparaison apparaît d'autant plus arbitraire que les auteurs ultérieurs ne citent ni généralement ne connaissent précisément la pensée de Sieyès sur les thèmes abordés. Il faut rester prudent quant aux attributions de parenté qui ne sont parfois que des coïncidences, des convergences fortuites et des reprises de questions à la mode dans des débats idéologiques plus récents.

  7. Nous touchons ici à une difficulté majeure de méthode, classique en histoire des idées politiques, qui est la compréhension et l'utilisation par un ou plusieurs auteurs de la pensée d'un autre auteur. Plutôt que d' « influence spirituelle », terme d'une grande imprécision et qui tend éventuellement à suggérer qu'un écrivain a pu exercer, par ses paroles et ses textes, une action décisive sur la réflexion d'un contemporain ou d'un auteur ultérieur, il convient de parler plutôt de « réception », c'est-à-dire « ce qui implique la transmission du texte, la lecture du texte et l'interprétation du texte. »15 Les questions de réception sont au coeur des réflexions de l'herméneutique moderne, pour qui la compréhension ultérieure d'un écrit ne saurait être conçue comme la simple reproduction de celui-ci, contrairement à ce que pensaient les Romantiques. Il y a en effet entre l'interprète et l'auteur une différence insurmontable du fait de la distance historique qui les sépare. Toute époque comprenant nécessairement à sa manière le texte transmis, le sens de ce dernier, loin d'être l'apanage de son auteur, lui échappe au profit de ses interprètes qui peuvent et doivent le comprendre plus - ce qui ne signifie pas mieux, mais plutôt autrement - que lui. En somme, le récepteur, par sa lecture historiquement située d'un texte, est un interprète qui le produit, plus qu'il ne le reproduit16.

  8. Si l'on veut tirer les conséquences de ces précautions méthodologiques pour la présente recherche, il apparaît nécessaire d'apporter les précisions suivantes :

    1) Il existe un émetteur, ici Sieyès, et des récepteurs, les publicistes français, dont la compréhension est susceptible d'être différente en fonction des périodes au cours desquelles ils écrivent.

    2) Si l'étude de la réception implique la comparaison textuelle, il est nécessaire de partir des textes des interprètes, avant de les confronter aux écrits de l'émetteur.

    3) Il faut vérifier si les écrits de l'interprète citent expressément l'émetteur, voire certains passages de son oeuvre. Dans ce cas, une véritable analyse...

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