Réalités et imaginaires nationaux. Aux frontières de l'espagne contemporaine : le lieu, l'époque, le récit

AutorPaul Aubert
Páginas13-50
Toute l’Histoire n’est que traces, limites, fronts et frontières. Mais on ne
dresse pas la carte comme on ébauche la chronologie après avoir étudié les
événements même si on refait l’Histoire en cherchant compulsivement une
limite ou une frontière, c’est-à-dire ce moment où l’événement cesse d’être
l’actualité, ce lieu où l’on est déjà ailleurs, sous l’emprise d’une autre symbo-
logie. Au risque de procéder à une fragmentation du présent, il faut s’intéres-
ser au moment où la politique devient Histoire, autant que géopolitique,
c’est-à-dire respecter une logique des données.
Nul n’a le loisir de recomposer le château de cartes depuis la base. Il est
un fait qui est l’État. Et l’on est contraint de s’accommoder des traces du
passé tout en se gardant d’une erreur de perspective qui, pour respecter la
théorie, fonderait le politique sur le social. L’histoire de l’Espagne contempo-
raine, qu’on perçoit souvent comme une histoire en creux à l’aune des caren-
ces qu’elle a subies ou des frustrations qu’elle a engendrées, est faite selon ses
commentateurs d’essences perdues (Ganivet) et de substances oubliées (Una-
muno). Mais si les hommes politiques savent quel usage ils peuvent faire de
l’Histoire, puisqu’il leur appartient de donner un sens à des continuités et
plus encore à des ruptures, il reste à envisager la nature, la signification et la
portée d’une telle définition.
L’imaginaire national est un univers instable fait de transitions histori-
ques, d’échanges interculturels et d’imitation de modèles étrangers. La
démarche utilitariste se fonde sur la nécessité autant que sur les pratiques
dont celui-ci est issu, car il faut tenir compte de l’espace, du temps et des
conditions de la constitution du récit historique. Cela revient à poser
d’emblée une relation avec un référent à la fois précis, un pays, et immen-
se, puisqu’il englobe tout le champ temporel de son histoire, en même
temps que celui plus restreint de sa géographie. La géopolitique, ancrée
sur le territoire, chevillée à une époque, collée à l’événement est rendue
vraisemblable, par le récit. Dans cette redéfinition d’un territoire et d’une
identité nationale, on reconstitue une époque et on étudie des événe-
Réalités et imaginaires nationaux.
Aux frontières de l’Espagne contemporaine :
le lieu, l’époque, le récit
Paul Aubert
AMU-UMR Telemme CNRS 7303
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ments 1 ; mais surtout, on compose un tableau, voire une allégorie, pour
recoudre les morceaux, en jetant un regard rétrospectif, destiné à lisser
les discontinuités, à trouver le biais de la fresque, comme on croit gommer
d’une caresse les cicatrices d’une peau fatiguée. L’Histoire est aussi une
représentation. Trois questions nous guideront au cours de cette redéfini-
tion de l’Espagne contemporaine qui pourra ressembler parfois à un pro-
gramme, sinon à un manifeste.
I-AVOIR LIEU: le territoire, l’identité redéfinis
À l’heure de l’intégration européenne et de la mondialisation, les proces-
sus de construction nationale sont soumis à de nouvelles interprétations. Une
réflexion s’engage sur la relation des pays d’Europe méridionale à leur espace
national, en croisant plusieurs échelles, du local au transnational, en passant
par le régional et le national, et en envisageant diverses modalités de concep-
tualisation de ces espaces. Une question est au centre de celle-ci: l’idée que
l’on se fait de la réalité fait-elle partie de la réalité ou influe-t-elle sur celle-ci
dans le processus de construction nationale ? Une autre sera sciemment éludée :
celle des aménagements et des mutations des territoires par le commerce.
Un champ en perpétuelle transformation
L’histoire de nombreux pays fut associée, même après l’absolutisme, à la
définition d’un territoire, à la conquête de ces frontières naturelles que pour-
suivit Richelieu pour la France, que revendiquèrent les Conventionnels avant
que Napoléon ne les étendît jusqu’à l’Ebre, avant d’être contredit par l’en-
thousiasme de leurs sujets, enclins, dans la flatterie, à rendre ces frontières
invisibles, à les repousser toujours plus loin. C’est ainsi que, venu féliciter
l’Empereur et accueillir, en mai 1806, Joseph Bonaparte, le nouveau roi de
Naples, Pierre Louis Roederer poussait la flagornerie jusqu’à affirmer : « Louis
le Grand s’écriait, quand il eut placé son petit-fils sur le trône d’Espagne : Il
n’y a plus de Pyrénées ! C’est ainsi qu’aujourd’hui l’Empereur pourra dire de
ces monts dont la cime s’est deux fois abaissée devant lui : Il n’y a plus d’Alpes,
ni d’Apennins ! »
Il est certes des frontières naturelles, l’Èbre, les Alpes, les Vosges etc. Entre
le territoire inventé et la nation inachevée, l’imagination est parfois guidée
par la réalité. Mais il est d’autres limites, idéologiques, comme celle qui sépa-
re le pays réel au pays légal ou l’Espagne et l’Anti-Espagne. Cette conception
volontariste de l’Histoire, associée à la conquête (ou même à la Croisade)
1 Paul Aubert, « El acontecimiento », La prensa de los siglos XIX y XX. Metodología, ideología
e información. Aspectos económicos y tecnológicos, Manuel Tuñón de Lara (ed.), Universidad del País
vasco, 1986, p. 47-71.
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explique que de nombreuses guerres se finissent, encore au XXe siècle, com-
me à Verdun, dans les Vosges et aux Dardanelles, en batailles de frontières.
C’est pourquoi une étude des identités en construction ou en mouvement, et
des idéologies qui les portent, accordera simultanément une attention: aux
théories et aux pratiques de l’articulation du territoire et aux stratégies qui
les sous-tendent ; aux jeux d’influences réciproques, d’appropriations et de
retraductions que suppose la représentation de l’identité territoriale, dans un
rapport entre soi et l’autre, entre le national et l’étranger ; et aux acteurs et
médiateurs de ces processus de construction identitaire, en particulier lorsqu’ils
se situent sur des zones-frontière entre cultures, langues, systèmes sociaux ou
politiques, où se forgent des identités pluriculturelles ou transnationales.
Les politiciens, les intellectuels, les exilés, les migrants, ont chacun une
idée de leur pays fondée sur le territoire, l’histoire et la culture. Étudier l’évo-
lution de ces représentations, en fonction de la situation des acteurs qui les
promeuvent, des doctrines qui les informent et des influences extérieures qui
les conditionnent, conduit à s’interroger sur le rôle, dans les processus de
construction nationale et d’articulation du territoire, de l’imitation de mo-
dèles : qu’ils soient antérieurs (droit coutumier, droit local), extérieurs (révo-
lution française, interventions napoléoniennes) ou utopiques (cantonalisme,
anarchisme, internationalisme).
Dans ce processus, il s’agit autant de saisir des stratégies étatiques que ci-
viles. Ainsi, les États, préoccupés par la sauvegarde ou la promotion d’identi-
tés nationales perçues comme homogènes, ont tardé à prendre acte du fait
que les cultures sont en perpétuelle transformation, et qu’elles sont modelées
par les contacts, les conflits et les échanges qui naissent de leur confrontation
dialectique ou pas —car on ne saurait oublier les relations de dominants à
dominés—avec d’autres cultures.
Or, au tournant du XXe siècle, surgit une nouvelle vision du monde qui
ne se fonde plus seulement sur l’héritage d’une tradition. En Occident, la
philosophie, l’idéologie politique, les avant-gardes sont transnationales et
cosmopolites, surtout lorsqu’elles ont dû se former à l’étranger ou vivre l’ex-
périence de l’exil. La rencontre de l’ailleurs modifie la perception du national.
La théorie et la méthodologie des transferts culturels permet de mettre en
doute ce qui, dans une approche essentialiste de l’identité, a longtemps été
tenu pour évident : l’existence de cultures nationales différenciées, d’identités
conçues comme des substances closes sur elles-mêmes.
Ce champ d’étude recouvre donc les aspects politiques, culturels et sociaux
de la construction des imaginaires territoriaux, depuis l’échelon local jusqu’à
la dimension transnationale. Il peut être exploré autour de quelques grands
axes: la question de l’organisation du territoire et les modèles de rapport
entre espace et pouvoir qu’elle suppose ; le rôle de la confrontation avec
l’étranger dans la construction de l’imaginaire national ; la réévaluation de
cet imaginaire à laquelle conduisent les processus d’exil ou de migration ; et
enfin le cosmopolitisme intellectuel comme condition d’une identité ou d’une
culture transnationale.
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