La question de l'Océan Arctique entre tropisme juridique et 'wishful thinking'

AutorClaudia Cinelli
CargoProfesseur, Université de Séville
Páginas1-27

L’auteur souhaite remercier les Professeurs Juan Antonio Carrillo Salcedo et Joaquín Alcaide Fernández pour leur inestimable appui et leurs précieux enseignements. Des remerciements affectueux vont également à Camille Bergmann pour la révision du français.

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I Introduction

L’on peut parler de tropisme1juridique lorsque l’ordre juridique change d’orientation en réponse aux différentes nécessités de la société, par essence en constante évolution, et qu’il en résulte une modification dans l’équilibre des sources formelles et matérielles.

La question juridique de l’Océan Arctique peut être considérée comme un exemple approprié de tropisme juridique.

L’Océan Arctique -historiquement couvert essentiellement de glace, laquelle s’est toutefois retirée au fil des ans et continue aujourd’hui de se retirer à cause du changement climatique- occupe un bassin approximativement circulaire entre les terres d’Amérique du Nord, d’Asie, et d’Europe2. Bien que désigné couramment par l’expression « Océan Arctique » (le plus petit océan existant), pour ses dimensions et sa position intercontinentale stratégique, il a été dénommé par certains en plusieurs occasions Mer Méditerranée du Nord3.

Aujourd’hui comme par le passé, l’inapplication à cet espace marin, présentant des caractéristiques sui generis, des critères ordinaires en matière d’établissement de la

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souveraineté étatique engendre une certaine insécurité juridique et donne lieu à des revendications diverses de la part de plusieurs Etats.

Ainsi, le début du XXème siècle déjà connut un phénomène de tropisme juridique. Le régime traditionnel de liberté de la haute mer se modifia en effet en faveur de la souveraineté de l’État côtier, fondée, d’une part, sur l’application de l’analogie glacies firma - terra firma, et, d’autre part, sur une certaine interprétation de la soi disant théorie des secteurs.

Dans les années suivant immédiatement la Seconde Guerre Mondiale, le phénomène du tropisme juridique, notamment à l’égard de l’Océan Arctique, acquit une connotation négative. Pendant la période de la guerre froide, on ne trouva pas de réponse normative positive aux exigences de maintien de la paix et de sécurité collective dans cet océan stratégique qui sépare les côtes des États Unis de celles de l’actuelle Fédération de Russie.

Pendant ces difficiles années de gel tant politique que naturel, l’Océan Arctique sortit discrètement de la scène internationale pour y revenir seulement au début du XXIème siècle, lorsque, les dégels politique et naturel, joints à un progrès technologique vertigineux, ravivèrent la séculaire obsession du territoire4 envers cette région.

Aujourd’hui, l’on assiste ainsi à un nouveau phénomène de tropisme juridique. Les cinq États côtiers arctiques - Canada, Danemark, États Unis, Fédération de Russie et Norvège - tentent en effet de modifier à leur profit les institutions juridiques relatives à la délimitation des espaces marins, et cela tout particulièrement en ce qui concerne la délimitation des plateaux continentaux, le statut juridique des Passages du Nord Est et du Nord Ouest qui relient l’Océan Atlantique à l’Océan Pacifique, ainsi que la question de l’absence de régime juridique applicable aux îles de glace flottant dans l’Océan Arctique.

Dans le monde contemporain, caractérisé par une forte interdépendance, l’Océan Arctique constitue un espace d’importance internationale en raison de sa position géopolitique stratégique et de son fort potentiel économique en termes d’exploitation des ressources naturelles et de contrôle des routes commerciales, sans parler de son rôle en matière environnementale.

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Aussi peut on espérer, en faisant preuve d’un certain wishful thinking, que l’ordre juridique international réponde de manière positive au stimulus toujours croissant de la coopération et de la solidarité nécessaires entre États arctiques et États non arctiques - qu’il s’agisse de grandes, moyennes ou petites puissances -, afin de trouver un juste équilibre entre les intérêts particuliers des États et ceux collectifs de la Communauté internationale5.

II La question juridique de l’océan arctique dans une perspective historique

En avril 1909, l’Océan Arctique se présenta aux yeux de Robert Peary - qui commandait l’une des deux premières expéditions américaines à parvenir jusqu’à l’extrême Nord6 - comme presque entièrement formé de "glace dure, à peine couverte de neige et que marquait de taches d’un bleu de saphir la glace d’eau douce des lacs de l’été précédent"7.

Au vu des variations constantes de surface et d’épaisseur de la glace dans l’Océan Arctique au fil des saisons, est surgie la question juridique suivante: "Y aura t il pour la glace un régime différent de celui de la terre et de celui de l’eau ?"8.

1. La question juridique de l’Océan Arctique dans la première moitié du XXème siècle

Il est notoire qu’au début du XXème siècle primait une vision en surface de la mer et que le régime de la haute mer se réduisait principalement à la liberté de navigation9.

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Cette liberté était toutefois réduite dans l’Océan Arctique, en particulier durant l’hiver, à cause de la présence de la glace. Tandis que la formation de la celle ci empêchait de facto la libre navigation dans l’Océan Arctique, elle rendait en revanche possible l’occupation de ce territoire, soulevant dès lors la question de la souveraineté étatique sur ce qui paraissait être glacies firma10.

En conséquence, le problème se posait de savoir si l’on devait considérer la glacies firma dans la haute mer comme terra firma res nullius, susceptible d’appropriation de la part de n’importe quel État, ou comme mare libre res communis, soustraite à tout forme d’appropriation étatique.

Pour une partie de la doctrine, la solution à ce problème résidait dans l’extension ipso facto de la limite de la mer territoriale -à l’époque généralement estimée de trois milles marines- à l’espace de mer glacée adjacente à la côte, en tant qu’accession naturelle de la terra firma. Selon cette position doctrinale, et conformément à la logique juridique de l’accessorium sequitur principale, la formation de la glace au delà des trois milles de la côte relevait de la souveraineté de l’Etat côtier et dérogeait donc au régime traditionnel de liberté de la haute mer11.

Toutefois, la qualification de glacies firma ne paraissait pas tout à fait appropriée du moment que la glace en question formait, selon les conditions climatiques et les courants marins, des espaces "à géométrie variable"12.

Aussi, face aux difficultés soulevées par l’analogie terra firma - glacies firma, une autre partie de la doctrine s’en tenait elle à la thèse selon laquelle l’Océan Arctique, en tant que haute mer, constituait une res communis conformément à la Law of the

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Nations13 et ne dérogeait donc pas, en tant que tel, au régime traditionnel de la haute mer.

A ces deux premières théories relatives au régime applicable à l’Océan Arctique s’ajoute encore celle découlant de l’élaboration de la soi disant théorie des secteurs.

Considérant l’inapplicabilité à la Région Arctique des critères ordinaires en matière d’établissement de la souveraineté territoriale (terra nullius animus occupandi), le sénateur canadien Poirier proposa, lors de la session du Parlement d’Ottawa du 19 février 1907, de diviser cette région en secteurs14.

L’idée était de faire correspondre chaque secteur à un espace de forme triangulaire ayant pour sommet le Pôle Nord et pour base une ligne reliant les points situés à l’extrême Est et à l’extrême Ouest des côtes de chaque État arctique.

Selon la théorie de Poirier, la souveraineté de chaque Etat arctique devait alors s’étendre sur toutes les terres et les îles (et non sur la mer) situées géographiquement à l’intérieur du secteur correspondant15.

Par la suite, une partie de la doctrine se fonda sur une interprétation extensive de la théorie originaire de Poirier pour établir une théorie dérivée, selon laquelle le secteur était considéré comme un prolongement (artificiel) contigu des terres arctiques ayant pour point de convergence le Pôle Nord, de sorte que la souveraineté étatique s’étendait non seulement aux terres et îles, mais également à la haute mer arctique située à l’intérieur dudit secteur, à laquelle s’appliquait ainsi le régime de la mer territoriale16.

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Fondée sur le principe de contiguïté/adjacence et dérogeant au critère de l’animus occupandi, la théorie des secteurs consacrait ainsi une nouvelle forme pacifique d’établissement de la souveraineté sur des espaces territoriaux (et maritimes) présentant des caractéristiques géophysiques sui generis.

L’examen de la pratique des premières années révèle cependant que la théorie (originaire et dérivée) des secteurs n’a pas été élevée au rang de règle générale. A cet égard, il suffira de rappeler deux exemples significatifs de certaines déclarations des gouvernements russe et norvégien, ainsi que la jurisprudence internationale.

Ainsi, s’agissant des déclarations gouvernementales, l’on peut relever notamment que la Norvège reconnut en 1930 la souveraineté canadienne sur les îles Sverdrup, tout en précisant que cette reconnaissance était "in no way based on any sanction whatever of what is named sector principle"17. De même, en 1926, le Gouvernement...

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