Mariage indissoluble et modernité

AutorBernard Dumont
Páginas79-95
MARIAGE INDISSOLUBLE ET MODERNITÉ
Bernard DUMONT
Revue Catholica (Paris)
Deux amours ont fait deux cités: l’amour de soi jusqu’au mépris
de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la
cité céleste. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur.
SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, 14, 28
Le principe premier de la philosophie moderne 1 est l’affirmation de la
liberté du sujet, une liberté comprise comme autodétermination de la vo-
lonté individuelle, ne connaissant d’autre limite que la volonté des autres.
Ce principe est clairement explicité dans l’article IV de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen (1789): «La liberté consiste à pouvoir
faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi, l’exercice des droits natu-
rels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres
membres de la société la jouissance de ces mêmes droits». La raison, la loi
divine, les exigences nées de la nature des choses n’entrent pas en consi-
dération dans ce «pouvoir faire», sinon pour être exclues comme autant
d’obstacles à la liberté ainsi définie par défaut. Selon KANT, la soumission
1 Précisons une fois pour toutes que dans ce chapitre, les termes moderne et moderni-
sont pris dans le sens philosophique, pour désigner la conception générale du monde et
de la vie qui a pris corps à partir du XVIIe siècle, s’est structurée à l’époque des «Lumières»,
puis s’est politiquement incarnée au moment des révolutions américaine et française, avant
de devenir le principe hégémonique de la culture du monde occidental et occidentalisé.
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à une loi extérieure, quelle que soit sa nature, est une pathologie 2. Pour
lui, l’homme «adulte», l’homme au sens plein du terme, est «autonome»,
il définit lui-même sa propre loi, et ce n’est qu’ainsi qu’il jouit pleinement
de sa dignité; toute dépendance envers quelque obligation que ce soit,
extérieure à celle qu’il définit lui-même, est un abaissement; en ce sens
la nécessité de tenir compte de l’existence d’autrui constitue une perte,
même si celle-ci peut être compensée par les avantages de l’échange social
entre sujets, incomplètement autonomes par la force des choses. Dans la
perspective moderne, le don de soi sans esprit de retour n’a pas de sens
—c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les «maîtres du soupçon» l’ont
présenté comme une hypocrisie ou un symptôme d’aliénation—. Dans
cette perspective, la relation sociale est nécessairement utilitaire et objet
d’un calcul utilitariste. Ainsi J.-J. ROUSSEAU, qui a le mérite de la logique,
tient que «renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux
droits de l’humanité, même à ses devoirs» 3. Il cherche donc une solu-
tion qui permettrait d’accepter l’existence d’autrui tout en restant «aussi
libre qu’auparavant» —solution qu’il dit avoir trouvée dans le contrat
social 4—, et se propose de «forcer d’être libres» 5 ceux qui resteraient en
dehors, et même de punir les inconstants qui, après avoir conclu le pacte,
s’apprêteraient à s’y soustraire 6.
Cette conception fondamentale, qui commence par la négation de
la réalité la plus élémentaire —le fait que l’homme est un animal social
par nature, doté de raison, apte à discerner le bien du mal et donc sujet
d’obligations— a été présentée sous des formes diverses, à cause pré-
cisément des difficultés pratiques auxquelles elle conduit. MARX, par
exemple, prétendait résoudre le problème en renvoyant sa solution aux
temps futurs, quand adviendrait le royaume de la liberté. Mais comme la
mauvaise monnaie chasse la bonne, c’est, vers la fin du processus —dans
la modernité tardive qui est la nôtre— que l’on revient à l’interprétation
la plus grossière, qui fut aussi celle de la source initiale, vitaliste, sensua-
liste, libertine. A. DEL NOCE a relevé comme caractère de cette époque le
2 Cf. KANT, Critique de la raison pratique, I, 8.
3 ROUSSEAU, Du contrat social, I, 4.
4 Ibid., I, 6: «“Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la
force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unis-
sant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant”. Tel est le
problème fondamental dont le contrat social donne la solution».
5 Ibid., I, 7.
6 «Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se
conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort; il a commis le plus grand des
crimes, il a menti devant les lois» (ibid., IV, 8).
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