La liberté de la langue

AutorCharles-Albert Morand
CargoProfessor a la Facultat de Dret de Ginebra
Páginas93-109

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Nul autre* peut-être que le Président Grisel n'a porté aussi loin le souci de protéger les minorités. Il a laissé à ce sujet des formules qui pourraient être gravées dans le marbre. En exergue à une étude sur la liberté de la langue, on ne prend pas trop de risques en lui attribuant ce passage de la jurisprudence: En principe dans une démocratie, chacun a le droit d'exposer ses vues sur un sujet d'intérêt public, même si elles déplaisent à certains. La majorité ne peut prétendre réduire la minorité au silence1 La minorité romanche estPage 94aujourd'hui menacée dans son existence. La minorité italophone est atteinte dans son intégrité culturelle. La Suisse romande se sent dominée économiquement et accepte mal la concentration da pouvoir économique dans le triangle d'or qui passe par Zurich, Bâle et Berne. D'aucuns prédisent que cette domination économique trouvera une expression linguistique dans les décennies à venir et qu'un conflit linguistique aigu n'est nullement exclu.2 Le droit ne peut certes éviter ces phénomènes de domination économique, politique et culturelle; il peut même aggraver cette domination, comme en témoigne le rôle joué par la liberté économique ou la liberté d'établissement dans la déstructuration des minorités linguistiques; il peut aussi être un instrument de lutte et de défense des minorités. Il peut servir de point de départ à une prise de conscience d'une population dominée, comme cela s'est révélé avec la loi 101 du Québec.3

La législation protectrice de la langue joue un rôle mineur en Suisse. Seul le Tessin a pris quelques dispositions sur les enseignes publiques. L'essentiel de la réglementation consiste en des dispositions fédérales et cantonales sur la reconnaissance des langues nationales et officielles. Et encore faut-il constater que cette réglementation n'est pas très détaillée. Berne a été amené, à la suite du conflit jurassien, à élaborer quelques dispositions. Parmi celles-ci, citons la constitution de trois zones linguistiques avec une zone bilingue dans le district de Bienne (art. 17 al. 2 Cst.) et le principe du libre choix de la langue de procédure (art. 17 a al. 2 Cst.). Dans les Grisons, la réglementation se limite à la reconnaissance de trois langues officielles. Les communes choisissent librement la langue officielle du territoire4 dans des décisions ou des pratiques assez peu satisfaisantes sous l'angle de la légalité. Vu le caractère assez rudimentaire de la réglementation, le droit des langues se concentre sur deux principes constitutionnels, la liberté de la langue et le principe de territorialité, qui son largement contradictoires et que le Tribunal fédéral a essayé au cours des temps d'harmoniser. Avant d'analyser cette relation centrale, il nous semble utile d'envisager de manière dîachronique les relations que la langue entretient avec l'économie, le droit, la politique. La Suisse n'a pas été à l'abri du mouvement extraordinaire de centralisation qui a marqué l'économie, le droit, la politique. Elle a simplement mieux résisté et ressent dès lors moins la nécessité d'entreprendre le chemin inverse de la décentralisation. Cette étude d'histoire globale qui ne pourra être qu'effleurée devrait pourtant permettre de mieux comprendre les particularités de la liberté de la langue et du principe de territorialité.

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I Evolution des langues en Suisse: Une centralisation inachevée

Les langues ne son pas des trésors que l'on détiendrait en propriété indivise et dont chacun serait le dépositaire, comme le laisse entendre la théorie de Chomsky sur la compétence.5 La langue est un marché unifié imposé grâce à une domination politique, domination qui s'exprime de la manière la plus visible à l'école et qui sert des objectifs plus vastes d'uniformisation du marché économique et du marché du travail.6 Depuis le Moyen Age, l'histoire de l'Europe est celle d'une centralisation politique, juridique, économique et linguistique qui s'effectue par la création de marchés uniformisés. L'uniformisation n'est en effet rien d'autre que l'aptitude d'une classe à imposer un marché aux dominés.7 Si ces marchés sont interdépendants, ils n'en possèdent pas moins une certaine autonomie. Chaque marché a une structure particulière, un mode de reproduction propre. Chacun se heurte dans son processus d'uniformisation à des obstacles spécifiques. Chaque marché a sa propre chronologie. Même si deux marchés sont interdépendants, il est possible que des décalages temporels considérables puissent se produire. Aussi, bien que l'on constate une relation entre l'uniformisation du marché économique et l'unification du marché linguistique par destructuration des patois, il y a un décalage de temps considérable entre les deux phénomènes. Il faut voir aussi que les marchés ne coïncident pas complètement. Si le marché politique, structuré autour de l'Etat et du suffrage universel, le marché juridique, autour de la loi expression de la volonté générale, et le marché linguistique, organisé autour de l'imposition d'une langue légitime, sont assez étroitement liés au territoire, le marché économique est dès Adam Smith conçu comme déterritorialisé. Alors que le projet monarchique, tout comme l'organisation féodale, sont fondés sur la coïncidence de l'espace politique, économique, juridique et culturel,8 le projet du libéralisme brise cette unité. Le marché économique est déterritorialisé en surface et en profondeur. En surface, il ne coïncide pas avec les frontières naturelles. En profondeur, il opère sur une mosaïque de propriétés individualisées. Il construit ainsi un espace fluide et homogène, structuré par la seule géographie des prix. On comprend ainsi que le marché linguistique ne dépende pas mécaniquement du marché économique, qu'il possède une certaine autonomie. Il en va de même du marché politique et du marché juridique qui ont certaines lignes de force propres. Le jeu des différents marchés montre à la fois une évolution parallèle vers la centralisation et des divergences.

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Le marché économique, malgré sa déterritorialisation et son ouverture toujours plus poussée sur le monde, a une dimension nationale. L'imposition à l'intérieur d'un marché fluide et homogène suppose, en dehors de l'atomisa-tion de la propriété, la disparition des barrières douanières cantonales et la sup-pressin du corporatisme. Si les barrières douanières ont été supprimées un an après la création de l'Etat fédéral, soit en 1849, le corporatisme s'est maintenu ou disons plutôt qu'il s'est transformé. Déjà au cours de la Régénération, les corporations pouvaient être considerées comme un phénomène du passé, vaincues qu'elles étaient par la concurrence internationale, sauf dans certains secteurs comme l'horlogerie où elles se maintiennent jusqu'aux environs de 1874. Mais très vite les organisations volontaires ont pris le relais des organisations corporatistes en vue de défendre des intérêts communs et de peser sur les décisions politiques.9 C'est ainsi que s'est développé un néo-corporatisme, un corporatisme sociétal, qui est un trait fondamental du régime économique et politique de la Suisse.10

L'unification politique à travers l'Etat et le suffrage universel supposaient la disparition des sources du pouvoir héritées de la féodalité et la création d'autorités politiques centrales. On sait que cette unification a été partielle avec la création de l'Etat fédéral. Le fédéralisme est une structure fondamentale de l'organisation politique.

L'unification juridique dépendait à un premier niveau de la suppression des coutumes et usages locaux, et à un deuxième, de la codification.. La loi, expression de la volonté générale, capable de générer d'un point central une multitude de relations juridiques, a servi tout au long du XIXe siècle à balayer les coutumes. Un droit central rationnel mais essentiellement cantonal, remplace rapidement le procédé coutumier qui n'est plus adapté aux transformations, économiques que connaît le pays. La codification au plan national est beaucoup plus lente, puisque le code civil et le code pénal fédéral sont des créations du XXe siècle.

L'unification linguistique par l'imposition d'une langue légitime suit l'evolution de l'industrialisation puis du tourisme. Elle se réalise de manière diverse dans les diffentes zones linguistiques. Les patois romands s'étiolent au XIXe siècle pour disparaître à peu près complètement au cours du XXe siècle. Les patois tessinois résistent mieux. Les dialectes de la Suisse alémanique connaissent depuis la montée du nazisme une renaissance étonnante au point qu'on peut se demander si une langue unifiée, le «suisse allemand», ne pourrait pas se substituer un jour au «bon allemand», à l'instar de ce qui s'est passé pour le flamand. Dans les trois zones linguistiques, une langue véhiculaire unique s'est développée pour les relations officielles et les rapport d'affaire.

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L'unification total des langues n'a jamais été sérieusement envisagée. La pluralité des langues officielles de la Confédération a été reconnue durant l'Helvétique par un décret du 20 septembre 1978. Au moment de la restauration, l'allemand a été réinstauré comme seule langue officielle. Mais au moment de la création de l'Etat fédéral, l'existence de trois langues officielles a été reconnue à l'unanimité et sans discussion.11

On voit donc que l'unification du marché linguistique ne suit pas directement l'unification du marché économique. Il y a pourtant des relations manifestes. Durant le XVe siècle, le langage vernaculaire, parlé spontanément dans les campagnes est destructuré au profit du langage véhiculaire parlé dans les villes. Le pouvoir économique, en fixant aux campagnes les règles d'un marché unifié, impose aussi celles du marché linguistique. A la plus-value économique s'ajoute, par surcroît, à l'instar de la grâce, une plus-value linguistique.12 La domination économique des villes sur les campagnes explique la disparition, au cours des XIXe et XXe siècles, des dialectes de Suisse romande. La diffusion de l'allemand dans les régions rhétoromanes est un phénomène secondaire, par rapport à l'imposition d'un marché économique, dominé par la Suisse alémanique. Un phénomène analogue se produit au Tessin. Des auteurs helvétiques soutiennent que l'anglais sert de relais à une domination secondaire qui s'exerce à partir du triangle d'or constitué par Zurich, Bâle et Berne.13 En un mot, on peut dire que la destructuration des langues minoritaires est très souvent en relation avec des phénomènes de domination économique. Les exemples donnés montrent qu'une réglementation, qu'il s'agisse d'une loi protectrice, d'une langue ou d'un principe constitutionnel comme la liberté des langues, risque de manquer complètement ses objectifs ou d'aller même à fins contraires, si elle ne tient pas compte des structures profondes de la société et des phénomènes de domination qui s'y produisent.

II La liberté de la langue et ses restrictions

Avant de définir le contenu et les limites de la liberté de la langue, il faut examiner les rapports généraux que la langue entretient avec les libertés.

1. Les libertés et la langue

Rien ne serait plus trompeur que d'analyser la langue seulement sous l'angle de la liberté qui la protège spécifiquement. La liberté économique et laPage 98liberté d'établissement, qui entraînent la localisation des travailleurs dans les lieux qui assurent l'optimalisation des profits, sont les principaux facteurs de destructuration des langues très minoritaires, comme le romanche ou l'italien en Suisse.14 Elles contribuent à vider les zones rurales au profit des métropoles situées dans la zone de la langue majoritaire. L'assimilation rapide de la population dominée, obligée de se déplacer, entraîne une plus-value linguistique au profit de la métropole. La langue vernaculaire, impropre à la communication interrégionale, s'affaiblit au profit du langage véhiculaire pratiqué par ceux qui dominent les échanges économiques. La liberté de la langue garantissant le droit d'utiliser sa langue maternelle, et les restrictions à cette liberté tendant à assurer l'homogénéité des régions où la langue est menacée n'ont guère de prise sur la réalité tant que l'asymétrie des échanges économiques n'est pas corrigée. Comme la structure des langues renvoie à l'ensemble de la structure sociale et en particulier à la structure économique, il est assez vain d'agir par des dispositions juridiques sur la langue, variable qui dépend d'un réseau complexe de phénomènes.

2. La liberté de la langue

Elle a été à ce jour assez peu analysée. C'est pourquoi il nous semble utile de préciser son origine, son objet, son contenu, sa nature juridique, les combinaisons qui peuvent intervenir avec d'autres droits fondamentaux, ses finalités et sa double composante d'un droit à une abstention de l'Etat et d'un droit à recevoir des prestations de celuici. Nous nous interrogerons aussi sur la place relativament mineure que l'on acorde à la liberté de la langue.

2.1. Origine et nature juridique

La liberté de la langue n'est pas un droit constitutionnel enraciné dans une longue histoire. C'est un droit fondamental jeune et encore mal assuré. Durant le XIXe siècle, la préoccupation majeure est de construire un Etat rationnel. On assiste partout en Europe à une centralisation sans précédent. Nul ne contestait à l'époque la nécessité, déterminée par les besoins économiques, d'imposer une langue véhiculaire et de rayer de la carte mentale les dialectes qui font obstacle aux échanges. L'accès au bon allemand, au bon français, la correction, le bien parler sont des facteurs décisifs d'ascension sociale. L'instituteur infligeait une correction au fils de paysan qui par malheur lâchait un mot en patois. Nul ne songeait à s'offusquer de ce rappel à la bienséance.

On s'explique ainsi que la liberté de la langue ne soit consacrée ni par la Constitution fédérale, ni par les institutions cantonales. La liberté de la langue a été créée par le Tribunal fédéral dans un contexte devenu favorable au milieu du XXe siècle et d'une manière plutôt timide, puisqu'elle a dès l'origi-Page 99ne été affublée du principe de territorialité qui en affaiblissait la portée. La doctrine a joué un rôle important. La reconnaissance de droits constitutionnels non écrits nécessaires à l'exercice d'autres droits fondamentaux doit beaucoup à Giacometti15 relayé en ce qui concerne la liberté de la langue par Hegnauer.16 Dans une série d'arrêts,17 la liberté de la langue a été reconnue comme un droit constitutionnel non écrit. Elle est considérée comme la condition d'exercice de la liberté d'expression, de la liberté de la presse, de la liberté du culte, de la liberté d'association, des droits politiques et, dans la mesure où elle est reconnue par les cantons, de la liberté d'enseignement.18 On pourrait même dire que la liberté de la langue, avec sa composante d'un droit minimal à la formation, est le droit le plus fondamental de tous. On sait aussi qu'il est la forme la plus haute d'une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser, de représenter le réel par un signe et de comprendre le signe comme représentant le réel.19

2.2. Objet contenu

La liberté de la langue comporte un aspect actif et passif. Dans sa composante active, elle comprend le droit de s'exprimer dans une langue quelconque, mais tout particulièrement dans sa langue maternelle.20 Dans sa composante passive, elle renferme le droit de recevoir des informations de l'Etat dans sa langue maternelle et tout particulièrement celui de recevoir un enseignement dans cette langue. Dans les relations privées, la liberté de la langue consiste en la faculté d'utiliser n'importe quelle langue. A cet égard, il n'y a pas de limitation intrinsèque de la liberté. Toute restriction devrait remplir les conditions habituelles en la matière et en particulier reposer sur une base légale. En ce qui concerne les relations avec l'Etat, on peut admette que la liberté est d'emblée limitée à l'usage de la ou des langues officielles respectivement de la Confédération, du canton, du district ou de la commune concernée et que la protection se concentre sur la langue maternelle. Pourtant, les cantons ne sont pas libres, ainsi que nous le verrons mieux par la suite, de reconnaître une langue comme officielle. Ils doivent tenir compte de la structure linguistique de la circonscription concernée. Si la liberté de la langue subit des restrictions intrinsèques, on ne peut en revanche pas suivre Pedrazzini,21Page 100lorsqu'il limite de manière générale le droit d'utiliser sa langue maternelle à l'aire de diffusion de cette langue.22

La notion de langue maternelle qui sert à circonscrire la liberté n'est pas univoque. Dans le cadre des dispositions relatives aux recensements, il s'agit de la langue dans laquelle on pense et que l'on possède le mieux.23 Si l'on ajoute la signification qui correspond au sens commun, la langue que l'on a apprise dans son entourage dès le berceau (dictionnaire Robert), on constate que l'expression revêt trois sens qui ne se recoupent pas. Le Tribunal fédéral a lui aussi admis la polysémie de l'expression, en considérant que la langue maternelle comprend la deuxième ou la troisième langue qui est familière à une personne et dont elle se sert raisonnablement (vernünftigerweise).24

La liberté porte sur une langue naturelle ou artificielle. Les dialectes sont protégés au même titre que les langues. En revanche la liberté ne protège pas toute forme de langage. La langue se caractérise par son caractère vocal, son caractère linéaire, à savoir sa propriété de se dérouler dans le temps sans superposition possible, et enfin son caractère doublement articulé, soit le fait qu'elle se décompose en unités significatives qui à leur tour peuvent être découpées en unités non significatives.25 Les autres signes aptes à servir à la communication (gestes, codes, langages de programmation)26 sont protégés par la liberté d'expression ou d'autres libertés comme la liberté du commerce et de l'industrie.

2.3. Concours de libertés

La liberté de la langue peut entrer en concours avec toute une série de droits fondamentaux. Parfois, le concours est imparfait. Bien qu'elle soit une condition d'exercice de la liberté d'expression, elle apparaît comme spéciale par rapport à celle-ci. On ne peut cependant exclure que dans certaines circonstances une mesure étatique viole à la fois la liberté de la langue et la liberté d'expression. Les concours parfaits imaginables sont multiples. L'interdiction d'utiliser une langue dans une école privée viole à la fois la liberté de la langue et la liberté d'enseignement. L'interdiction qui serait faite aux émules de Monseigneur Lefebvre d'utiliser le latin à l'église porterait atteinte à la liberté de la langue et à la liberté du culte. L'interdiction de l'hébreu pourrait en outre être considérée comme une discrimination raciale. L'interdiction d'utiliser le romanche devant les tribunaux dans un district à majorité roman-Page 101che27 constituerait non seulement une atteinte à la liberté de la langue, mais aussi une mesure parfaitement arbitraire et dès lors contraire à l'article 4 de la Constitution. L'interdiction d'utiliser des mots anglais dans la presse écrite restreint la liberté de la langue, probablement la liberté de la presse, malgré le rapport de spécificité qui existe entre ces deux libertés, et la liberté du commerce et de l'industrie. D'autres combinaisons peuvent être envisagées en ce qui concerne l'interdiction d'utiliser une langue dans les enseignes, la réclame ou au cinéma. Parfois, il n'y a qu'un concours apparent. Ainsi, en est-il du refus de fournir une traduction ou un traducteur à une partie. La liberté de la langue étant limitée dans ce cas à l'utilisation de la langue officielle, on se trouve exclusivement en présence d'une garantie procédurale fondée sur l'article 4 Cst. et les articles 5 al. 2 et 6 al. 3 CEDH.28

En cas de concours parfait, on préconise en général d'examiner une mesure étatique tout d'abord en fonction d'un droit fondamental principal, puis sous l'angle d'autres éléments ressortissant à d'autres droits fondamentaux.29 Une autre méthode consiste à analyser la mesure par rapport à chaque droit fondamental en cause.30 La jurisprudence à ce sujet est très incertaine.31 Ces diverses méthodes ont le défaut de parcelliser la solution du problème en le découpant de manière artificielle. L'examen d'une mesure pourra paraître légitime à chaque point de vue pris isolément, mais illégitime si on prend globalement en considération l'ensemble des valeurs concernées. Cela est particulièrement vrai lorsque l'on examine si une atteinte est grave ou si elle respecte le principe de proportionnalité. L'arrêt Association de l'école française32 illustre parfaitement la situation. L'interdiction faite à cette école de dispenser un enseignement en français pouvait paraître justifiée sous l'angle de la liberté de la langue, puisque la même situation existait à l'école publique. Sous l'angle de la liberté d'enseignement, la mesure pouvait ne pas paraître particulièrement choquante, puisqu'elle ne portait pas atteinte aux convictions philosophiques et religieuses. Et pourtant c'est le tableau d'ensemble qui conduit la doctrine à critiquer cet arrêt, à souligner la gravité de l'atteinte et l'absence de proportionnalité de la mesure. Le concours parfait de droits fondamentaux signifie que plusieurs valeurs humaines sont en cause. Seule la prise en compte globale de toutes ces valeurs permet d'opérer une comparaison non déformée avec l'ensemble des intérêts publics qui ont dicté la mesure.

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2.4. Les finalités de la liberté de la langue

Les valeurs impliquées dans la liberté de la langue elle-même sont doubles. I s'agit tout d'abord de l'épanouissement de la personne humaine, valeur d'autant plus importante que la langue est la condition de toute pensée et à la limite de toute vie. Un deuxième aspect réside dans la protection des minorités linguistiques, tout particulièrement lorsqu'il s'agit de langues nationales.33 Ces valeurs sont assez fréquemment exprimées dans la jurisprudence. Dans l'arrêt Association de l'école française34 le Tribunal fédéral souligne l'importance de l'apprentissage de la langue maternelle pour le développement culturel de l'enfant. II méconnaît en revanche l'intérêt de la minorité francophone à conserver son identité culturelle, lorsqu'elle est contrainte de se déplacer dans la région qui opère la plus forte concentration économique de la Suisse, Les arrêts concernant les Grisons35 s'inscrivent dans une perspective de protection des minorités.

La notion même de minorité n'est pas claire. L'interdiction d'une école privée en langue allemande au Tessin touche une minorité sur le plan local qui forme une majorité au plan national. La décision du juge d'AlbuIa d'imposer l'allemand comme langue de procédure36 est une décision par laquelle le représentant d'une minorité de 39 % impose sa volonté à la majorité. C'est pourquoi la mesure nous paraît avant tout arbitraire. Le point décisif dans ce contexte est de savoir si une mesure frappe une minorité nationale qui se trouve dans une dépendance économique et culturelle. Plus une minorité est menacée, plus elle mérite d'être protégée.

2.5. Obligation de faire ou de ne pas faire?

I règne dans la doctrine et la jurisprudence une confusion extrême sur la question de savoir si les droits fondamentaux impliquent seulement une obligation pour l'Etat de s'abstenir ou s'ils comportent aussi des obligations d'agir. Le Tribunal fédéral ne cesse de répéter dans une formule rituelle que les libertés individuelles n'impliquent qu'une obligation d'abstention. Tout aussi constamment il sanctionne des obligations de faire. Il reconnaît qu'il n'existe plus aucun critère valable pour distinguer l'administration restrictive de l'administration de promotion,37 mais n'en tire pas les conséquences. La confusion vient d'un attachement à des positions idéologiques archaïques qui n'ont plus aucun rapport avec les transformations qui se sont produites dans la société. Cette confusion se retrouve dans la jurisprudence sur la liberté de la langue. Dans l'arrêt Derungs, le Tribunal fédéral réaffirme sa position de prin-Page 103pe,38 laisse ouverte la question de savoir s'il ne faudrait pas faire une exception pour la liberté de la langue39 et conclut finalement qu'on ne peut pas déduire de cette liberté un droit à recevoir un enseignement en romanche et dès lors qu'un père ne peut se plaindre si on supprime une indemnité lui permettant d'envoyer ses enfants dans une école romanche d'une commune voisine.40

Débarrassé de ses a priori idéologiques, le problème est assez simple. Il se pose dans tous les ordres juridiques, qu'ils soient de l'Est ou de l'Ouest, nationaux ou internationaux. Il s'agit de savoir si l'on peut déduire d'une disposition constitutionnelle ou d'une norme figurant dans un traité des obligations étatiques suffisamment claires et précises ou si au contraire on ne se trouve pas en face d'une disposition programmatique qui nécessite l'intervention du législateur. C'est, comme on l'a souligné justement, un problème de justiciabilité.41 Les obligations d'abstention ne posent pas de problèmes sérieux de justiciabilité. Pour les obligations de faire, il y a une limite que chaque ordre juridique trace, limite à partir de laquelle le juge n'est plus à même de décider et doit renvoyer le problème au législateur. L'arrêt Defrenne de la Cour des Communautés42 illustre bien cette problématique. Pour faire respecter le principe de l'égalité entre hommes et femmes, le juge peut parfaitement reconnaître en matière de salaires l'obligation pour l'Etat et même pour les entreprises de fournir des prestations identiques. Mais il ne peut pas obliger l'Etat ou les entreprises à faire cesser des discriminations indirectes et subtiles résultant par exemple de la féminisation d'une profession. Seule une législation détaillée peut y parvenir. Sans méconnaître la différence entre la problématique de l'applicabilité directe des dispositions d'un traité et la portée d'un droit fondamental, on peut s'en inspirer.

Dans le domaine de la liberté de la langue, de nombreuses obligations de faire ne posent pas de problèmes particuliers. L'obligation faite à l'Etat de publier ou de notifier dans une certaine langue, celle de fournir une traduction sont des obligations de faire qui ne posent pas de problèmes particuliers. L'obligation de maintenir une école dans une région comportant une forte minorité linguistique peut être considérée comme une obligation de ne pas la supprimer. Cela est dès lors parfaitement justiciable. Plus délicate déjà est l'obligation faite à une collectivité de construire une école lorsque existe une forte minorité linguistique.43 Le Tribunal devra apprécier quelle est la dimension que la collectivité doit avoir pour qu'on puisse lui imposer la création d'une telle école. Mais cela reste une évaluation que le juge peut opérer. Si on peutPage 104forcer une grande commune à construire une école, on peut aussi imposer à une petite commune grisonne l'octroi de subventions minimes pour permettre d'envoyer les enfants dans une commune voisine et a fortiori le juge peut-il interdire la suppression de prestations de ce genre, contrairement à ce que soutient le Tribunal fédéral.44 En revanche, on ne voit pas que le Tribunal constitutionnel puisse obliger le canton des Grisons à mettre sur pied un programme complexe en vue de sauvegarder le romanche. Le programme ne peut être réalisé que par le législateur fédéral ou cantonal.

2.6. Une liberté de seconde zone?

Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral considère qu'une atteinte grave à la liberté de la langue n'interviendra que très rarement;45 il se demande même si une telle atteinte est concevable.46 Cela a des conséquences procédurales importantes. L'application des dispositions cantonales est revue sous l'angle de l'arbitraire seulement.47 Le réexamen d'une décision cantonale définitive ne peut pas être exigé.48 La garantie de la liberté de la langue est ainsi vidée de son contenu et se réduit pratiquement aux respects des principes généraux de légalité et d'interdiction de l'arbitraire.49 Cette conception est peu en harmonie avec les proclamations péremptoires sur l'importance capitale que revêt pour un enfant la possibilité de recevoir un enseignement dans sa langue maternelle50 ou sur la nécessité impérieuse de sauver le romanche.51

Pour juger de la gravité de l'ateinte, le Tribunal fédéral devrait disposer de certaines lignes directrices. En prenant en considération, comme nous le proposons, le cumul de valeurs individuelles et de valeurs collectives tenant à la protection des minorités, l'intensité des menaces qui pèsent sur une langue comme le romanche, en prenant en compte la pluralité des valeurs en cause qui apparaît lorsque plusieurs libertés sont concernées, nul doute qu'il sera plus facile d'admettre une atteinte grave et d'assurer une protection juridictionnelle plus complète à la liberté de la langue.

3. Les restrictions à la liberté de la langue

Cette liberté, comme toutes les autres, peut être restreinte aux conditions habituelles. Avant d'examiner plus attentivement certaines de ces conditions,Page 105il faut se pencher sur le principe de territorialité, qui joue un rôle important dans ce contexte, mais qui apparaît à la réflexion tout à fait problématique.

3.1. Le principe de territorialité

Ses sources, son contenu et sa valeur constitutionnelle sont problématiques. En ce qui concerne les sources, il semble que le Tribunal fédéral déduise le principe de l'article 116 al. 1 Cst.52 La construction est audacieuse, puisque cette disposition se borne à indiquer quelles sont les langues nationales de la Suisse et qu'elle ne dit absolument pas quelle est la politique linguistique que les cantons doivent poursuivre ni quelles sont les langues qu'ils doivent reconnaître comme officielles. L'article 116 al, 1 a certes été adopté pour favoriser la paix linguistique, mais on ne peut pas en déduire qu'elle doit plutôt être réalisée par l'écrasement des minorités linguistiques, comme cela se pratique dans les districts fribourgeois, plutôt que par une politique de bilinguisme, comme le fait le canton de Berne dans le district de Bienne. La construction fondée sur l'article 116 al. 1 se révélant hautement fantaisiste, on a prétendu que le principe de territorialité était un droit constitutionnel non écrit qui occupe le même rang que la liberté de la langue et qui le restreint.53 Quand on sait la prudence et les conditions strictes que le TF a posées à la création de droits constitutionnels non écrits, on ne peut .que s'étonner de la légèreté avec laquelle on incorpore ce principe à la constitution.

Plus importante que cette question du fondement qu'une Cour suprême résout finalement à sa guise, est celle de savoir si ce principe a une signification et une fonction. Pour la doctrine et la jurisprudence, le principe de territorialité autorise et oblige les cantons à sauvegarder leur homogénéité linguistique.54 Le principe garantit à chaque idiome national son territoire d'origine, son développement indépendant et son usage officiel.55 «Toutes les langues originaires d'un territoire donné, mais seulement celles-ci, doivent être reconnues comme langues officielles.»56 La difficulté avec cette définition est que la question des origines est à peu près insoluble.57 A l'origine, l'Est de la Suisse a été romanche jusqu'au lac de Constance pour être germanisé par la suite. De nombreuses communes du canton des Grisons qui étaient romanches au siècle passé sont aujourd'hui germanisées. Le principe de territorialité ne peut être opérationnel que s'il précise ce qu'il entend par l'origine. Force est de cons-Page 106tater que la jurisprudence ne fournit pour l'instant aucun critère permettant de déterminer la langue d'origine. Le principe de territorialité est aussi ambigu dans sa substance. Toute détermination des langues officielles a un aspect territorial, que la politique tende à favoriser l'homogénéité linguistique, en ne reconnaissant qu'une langue sur un territoire, ou qu'elle vise à l'hétérogénéité en favorisant le bilinguisme. Si l'on étend le principe de territorialité à toute politique linguistique en rapport avec le territoire,58 il perd toute consistance et toute utilité.

Les fonctions du principe de territorialité sont elles-mêmes problématiques. On attribue en général à ce principe deux fonctions. Il doit servir tout d'abord, en garantissant l'homogénéité territoriale, à assurer la paix linguistique.59 Dans un canton unilingue, le principe de territorialité n'a guère d'utilité, car la langue du canton est proclamée officielle et le développement de langues minoritaires dans des écoles privées par exemple ne met pas en péril la paix linguistique. Dans les cantons bilingues, l'imposition d'une seule langue à une forte minorité sera beaucoup plus dangereuse pour la paix linguistique qu'une politique de bilinguisme. Le cas de Bienne est parfaitement éclairant. Si le canton de Berne s'avisait d'imposer l'allemand à la minorité francophone de Bienne, en se fondant sur le principe de territorialité, on verrait le vent des passions se déchaîner. Le principe de territorialité a aussi pour fonction, dit-on, de protéger les minorités60 Deux cas peuvent se présenter. Une commune d'une certaine langue se voit majorisée par un afflux d'habitants d'une autre langue. Cela s'est produit fréquemment dans les Grisons. Là minorité désire que sa langue reste officielle à côté de la langue majoritaire. Le principe de ter-ritoralité ne sert plus à rien, car cette fonction de protection des minorités est déjà assurée, comme nous l'avons vu, par la liberté de la langue. Et ceci de manière plus efficace que par un principe qu'on ne peut pas sérieusement ériger au rang d'un droit constitutionnel. La deuxième situation digne d'intérêt est celle d'une majorité qui se voit menacée dans sa langue par l'im-migration. Le cas n'est pas rare dans les Grisons. Cette majorité a le souci légitime d'imposer sa langue comme seule langue officielle afin de la défendre. Il s'agira alors d'une restriction légitime de la liberté de la langue. Point n'est besoin du principe de territorialité pour opérer la confrontation entre des valeurs impliquées par la liberté de la langue et l'intérêt public à la défense d'une langue menacée.

La valeur constitutionnelle du principe de territorialité est encore plus problématique. Il ne s'agit pas d'un nouveau droit fondamental, puisque les conditions assez strictes prévues par le TF ne sont pas remplies.61 Il s'agirait donc d'un principe du droit objectif situé au même niveau que la liberté de laPage 107langue et permettant de la restreindre. Mais alors la. confrontation des deux règles est un jeu infini, un véritable cercle vicieux. La liberté de la langue est restreinte par le principe de territorialité qui lui-même ne peut s'exercer que dans le cadre de la liberté de la langue, etc., etc. Pour éviter ce jeu interminable, il vaut mieux considérer que le principe de territorialité, dans la mesure où il peut servir à protéger une langue menacée, n'est qu'un simple mode de réglementation des problèmes linguistiques qui restreint la liberté de la langue. A y regarder de plus près, le principe n'est rien d'autre que le rappel d'une compétence que les cantons possèdent déjà de par l'article 3 de la Constitution de légiférer en vue d'assurer une certaine homogénéité linguistique. L'examen de la jurisprudence du Tribunal fédéral permet de se convaincre de l'inutilité du principe territorialité. Il a été utilisé sans nuances; il a servi des politiques hégémoniques, alors que l'ordre public n'était nullement troublé; il n'a guère assuré la protection des minorités. Dans l'arrêt Association de l'école française,62 le principe de territorialité a servi à protéger l'allemand dans un canton où cette langue n'était nullement menacée. Dans l'arrêt Brunner,63 il a permis d'imposer la langue majoritaire d'un district fribourgeois comme langue officielle à une minorité substantielle de 30 % environ, alors que l'ordre public n'était pas troublé. Dans l'arrêt Derungsf,64 le principe de territorialité a permis de justifier l'utilisation à peu près exclusive de l'allemand à l'école dans une commune d'origine romanche, largement dominée par la culture germanique. Le principe de territorialité, appliqué de manière non différenciée, n'a finalement été que le sceau apposé par les tribunaux aux rapports de pouvoirs qui se développaient au niveau de la structure économique et politique. Le principe de territorialité, appliqué de manière uniforme, en ignorant les phénomènes de pouvoirs qui se développaient dans les structures profondes de la société, n'a fait que renforcer les positions dominantes et contribué par là à légitimer des actions conduisant au laminage des minorités linguistiques. Il n'a même pas servi à assurer la seule fonction légitime de protection des langues menacées qu'on pouvait lui reconnaître. Il vaut mieux y renoncer, si l'ont ne veut pas obscurcir le vrai débat, qui porte sur les conditions qui doivent être remplies pour que la liberté de la langue puisse être légitimement restreinte.

3.2. Les conditions de restriction de la liberté

On peut se borner à survoler ces questions qui ne presentent pas de difficultés particulières en ce qui concerne la liberté de la langue. Une restriction à la liberté de la langue n'est légitime que si elle se fonde sur une loi formelle ou matérielle. Le Tribunal fédéral n'est pas très exigeant sur ce plan. Il admet que dans les cantons homogènes la langue du pays soit considérée implicite-Page 108ment comme la langue officielle. Cette solution paraît raisonnable. Plus délicate est la question de savoir si on peut appliquer le même principe au niveau de districts et communes d'un canton comme les Grisons qui consacre trois langues officielles. Peut-on considérer que même sans base légale, le romanche perde sa qualité de langue officielle dans les districts et communes où il n'est plus considéré comme la langue traditionnelle du lieu? C'est ce que le Tribunal fédéral laisse entendre dans son dernier arrêt.65 Vu qu'il s'agit d'une restriction à la liberté de la langue, il nous semble que l'on devrait être plus exigeant. Une autre condition est l'existence d'un intérêt public. Une restriction à la liberté de la langue ne se justifie que s'il existe des dangers graves et sérieux de conflits linguistiques ou des menaces réelles pour une minorité linguistique. Si cette condition est manifestement réalisée à l'égard du romanche aux Grisons ou dans une moindre mesure à l'endroit de l'italien au Tessin, il n'en va pas de même de l'allemand à Zurich.

Sous l'angle de la proportionnalité, qui devrait jouer un rôle décisif en la matière, on devrait considérer que plus des mesures étatiques s'éloignent des relations officielles pour pénétrer dans la sphère intime des particuliers, plus il faudra que l'intérêt public soit important. Sous cet angle, il y a une différence décisive entre l'enseignement public et l'enseignement privé, ce que el Tribunal fédéral a méconnu.66 Les relations linguistiques privées sont d'une telle sensibilité qu'il faut placer très bas le seuil à partir duquel aucune intervention étatique ne peut être considérée comme admissible. Il existe dès lors un fort noyau de protection de la liberté de la langue (Kerngebalt) qui doit être préservé de toute interventions étatique. La mesure restrictive doit aussi être propre à atteindre le but visé. A cet égard, on constate que lorsqu'une majorité impose une seule langue officielle à la minorité, elle risque beaucoup plus de troubler la paix linguistique qu'en pratiquant une politique de bilinguisme. Le cas de Fribourg est particulièrement éclairant, puisque la politique pratiquée dans les districts est à la source de l'un des seuls conflits linguistiques, il est vrai mineur, que nous connaissions.67

III Conclusion

La législation linguistique est très peu développée en Suisse. Il ne faut pas le regretter, car cette carence est le signe de l'absence de conflits linguistiques aigus. Pourtant, il y a des phénomènes de domination économique, politique et culturelle qui pourraient trouver une expression en termes linguistiques. Tant que ces phénomènes de domination sont localisés, le fédéralisme peutPage 109servir grandement au règlement des conflits. La solution partielle du problème jurassien en témoigne. Mais si un conflit prend une ampleur nationale et met directement aux prises la majorité alémanique et les minorités latines, comme certains le laissent prévoir, il n'est pas sûr que le fédéralisme constitue encore une réponse suffisante. Peut-être faudra-t-il alors prendre des mesures protectrices de la langue, comme cela s'est rencontré de manière timide encore au Tessin. Ce type de mesures n'est pas négligeable, comme en témoigne la loi 101 du Québec. Mais cet exemple montre bien que les lois protectrices ne peuvent être qu'un point de départ et qu'une solution véritable du problème n'est possible que si les régions dominées réussissent à reprendre en main leur destin.

Pour l'essentiel, la protection des individus et des minorités contre l'oppression de la majorité est assurée par la liberté des langues. C'est une liberté de petite stature, qui n'a pas un ancrage très profond dans l'histoire. Il suffit de penser au laminage des dialectes qui s'est produit il est vrai surtout en Suisse romande. Reconnue récemment, cette liberté ne pourra jouer un rôle utile que si on renonce à la limiter d'emblée par le principe de territorialité. Ce principe qui ne trouve aucun fondement dans l'article 116 al. 1 de la Constitution et qui ne remplit pas les conditions de création d'un nouveau droit constitutionnel non écrit, peut être abandonné sans dommage, car il ne fait qu'obscurcir le débat qui porte sur les conditions par lesquelles la liberté de la langue peut être restreinte.

La liberté et ses restrictions devraient être utilisées sans schématisme et en tenant compte des phénomènes de domination qui se produisent entre les communautés linguistiques du pays. A des situations inégales doit correspondre un droit inégal. Du côté de la liberté, il faudra assurer une protection des minorités linguistiques du pays d'autant plus grande que la langue est plus menacée. Une faible minorité romanche doit pouvoir utiliser sa langue dans une commune grisonne à prépondérance germanique. En revanche une majorité romanche doit pouvoir imposer sa langue comme seule langue officielle dans une commune possédant une large minorité germanique. L'interdiction d'enseigner en romanche dans une école privée à Zurich serait une mesure intolérable, alors que l'interdiction d'une école privée germanique dans unes commune grisonne serait légitime.

Le droit général et abstrait appliqué indistinctement à des situations différentes est l'instrument privilégié par lequel la domination économique, politique et culturelle s'exerce. La liberté de la langue doit renoncer à une partie de son universalité pour mieux s'adapter aux situations concrètes, mieux intégrer les exigences de l'égalité pour assurer un traitement différencié à des situations différentes. C'est à cette condition qu'elle pourra être un instrument efficace de lutte contre la domination et qu'elle assurera vraiment la protection des minorités. En prenant cette voie, la jurisprudence ne fera que prolonger l'une des lignes de forces que le Président Grisel avait tracée au développement des droits fondamentaux.

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* Aquest treball fou publicat a l'obra Mélanges André Grisel, Editions Ides et Calendes, Neuchàtel. Agraïm a l'autor i a l'editorial l'autorització per a publicar aquest treball

[1] ATF 101a, 352 ss. Ernst du 17 juin 1975. C'est nous qui soulignons.

[2] C. Raffestin, La torpeur du consensus ou comment évincer la langue française des échanges culturels helvétiques, Anthropologie et Sociétés, vol. 6, 1982, 71 ss.

[3] Voir à ce sujet F. Dessemontet, Droit et langage, La parole (Lausanne, 1981), 50.

[4] C. Marti-Rolli, La liberté de la langue en droit suisse (Zurich, 1978), 109.

[5] Pour une critique de la conception un peu naïve de la compétence chez Chomsky. cf. P. Bourdieu, Ce que parler veut. dire. L'économie des échanges linguistiques (Paris, 1982), 24, 25.

[6] Ibid., 25-32.

[7] Ibid.

[8] Cf. P. Rosanvallom, Le capitalisme utopique. Crise de l'idéologie économique (Paris, 1979), 111.

[9] Sur. ce processus, cf. E, Gruner, Die Wirtschaftsverbände in der Demokratie (Zurich, 1956).

[10] Voir à ce sujet P. Schmitter, Still the Century of Corporatisme The Review of Politics, vol. 34, 85 ss; J.-D. Delley / C.-A. Morand, Les groupes d'intérêt et la révision de la Constitution fédérale, RDS vol. 93 (1974, I), 497 ss.

[11] Sur l'historique de la reconnaissance des langues officielles, cf. H. Weilenmann, Die vielsprachige Schtueiz. Eine Lösung des Nationalitätsproblems (Bâle, 1925); R. Vi-letta, Grundlagen des Sprachenrechts (Zurich, 1978), 36 ss.

[12] Sur ce concept de plus-value linguistique, cf. C. Raffëstin, Pour une géographie du pouvoir (Paris, 1980), 92.

[13] Ibid., 94, 95.

[14] C. Hegnauer, Das Sprachenrecht der Schwek (Zurich, 1947), 60. REVISTA DE LLENGUA I DRET

[15] Z. Giacometti, Vas Staatsrecht der Schweizerischen Kantone (Zurich, 1941), 163 ss.

[16] Hegnauer, op. cit., 27 ss.

[17] ATF 91 I, 485-486, Association de l'Ecole française, du 31 mars 1965. ATF 100 la, 465, Derungs du 30 oct. 1974. ATF 106 la 302, Brunnner du 25 avril 1980. ZBI. 1982 (83), 366, Epoux G. du 7 mai 1982.

[18] ATF 91 I, 486.

[19] E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale (Paris, 1966).

[20] A, Haefliger, Die Sprachenjreibeit in der bundesgerichtlichen Recbtsprechung. Mélanges Henri Zwahlen (Lausanne, 1977), 77.

[21] M. PEDRAZznn, La lingua Itdiana nel diritto federale svizzero (Zurich, 1952), 19.

[22] Pour une critique de la thèse de Pedrazzini, cf. P. Saladin, Bemerkungen zur schweizeriscben Rechtsprechung des Jahres 1965. RDS 85 (1966, I) 456; R. Viletta, op. cit., 286.

[23] Cf. R. Viletta, Grundlagen des Sprachenrechts (Zurich, 1978), 88.

[24] ZBI. 1982 (83), 368.

[25] Cf. B. Pottier, Le langage (Paris, 1973), 38, 223, 224.

[26] Contra, P. Schappi, Der Schutz sprachlicber und konfessioneller Minderheiten im Recht von Bund und Kantonen. Dus problem des Minderbeitenscbutzes (Zurich, 1971), 57, note 18.

[27] ZBI. 1982 (83), 364 ss.

[28] Haëfliger, op. cit., 84, 85.

[29] J.-P. MÜLLER, Eléments einer schweizerischen Grundrechtstheorie (Bern, 1982), 164.

[30] R. Venanzoni, Konkurrenz von Grundrecbten, RDS 1979, I, 267 ss.

[31] Müller, op. cit., 164, 165.

[32] ATF 91 I, 480 ss.

[33] Haefliger, op. cit., 78.

[34] ATF 91 I, 493.

[35] ATF 100 la, 469, 470; ZBI, 1982 (83), 370.

[36] ZBI, 1982 (83), 364 ss.

[37] ATF 103 la, 381, Wäffler du. 25 mai 1977.

[38] ATF 100 la, 469.

[39] Ibid.

[40] Ibid., 470, 471.

[41] Müller, op. cit., 64 ss.

[42] Rec. 1976, 455 ss. Aff. Defrenne c. Sabena.

[43] Sut cette obligation, cf. ATF 100 la, 466; ATF 106 la, 306. Voir aussi Haefliger, 83.

[44] Voir ATF 100 la, 462 ss.

[45] ATF 100 la, 467.

[46] ZBI. 1982 (83), 368.

[47] ATF 91 I, 488; 100 la, 466.

[48] ZBI. 1982 (83) 366 ss.

[49] L. Wildhaber, Die belgische Sprachenstreit vor dem Europàischen Gerichtshof fur Menschenrechte R.SD.I. 38.

[50] ATF 91 I, 492, 493.

[51] ATF 100 I, 469, 470; ZBI. 1982 (83), 372.

[52] ATF 91, I, 486, 487; ATF 100 la, 465; ATT 106 la, 303; ZBL 198 {83), 369.

[53] J.-F. Aubert, Trailé de droit constitutionnel suisse (Neuchâtel, 1967), 126. C. Marti-Rolli, op. cit., 39.

[54] Voir les arrêts cités note 48. Voir aussi Hegnauer, op. cit., 56 ss.; Pedrazzini, op. cit., 114 ss.; Schâppi, op. cit., 59.

[55] Marti-Rolli, op. cit., 36.

[56] Ibid.

[57] Sur les difficultés que rencontrent le législateur et a fortiori le juge pour délimiter le territoire d'origine, ibid,, 65 ss.

[58] Dans ce sens, cf. Viletta, op. cit., 313.

[59] Voir notamment Hegnauer, op. cit., 57 ss.

[60] Voit en particulier Viletta, op. cit., 316 ss. et passim.

[61] C'est ce que méconnaît Viletta, lorsqu'il essaye de construire à grandes peines un droit subjectif de niveau constitutionnel (op. cit., 324 ss.).

[62] ATF 91 I, 486 ss.

[63] ATF 106 la, 302 ss.

[64] ATF 100 la, 466 ss.

[65] BI. 1982 (83), 370.

[66] TF 91 I, 480 ss. Cet arrêt est très critiqué dans la doctrine sous l'angle de la proportionnalité. Cf. Wildhaber, op. cit., 37, 38; Haefliger, op. cit., 82. Pour une critique plus approfondie et convaincante, Marti-Rolli, op. cit., 67 ss.

[67] Sur la question linguistique à Fribourg, cf. Marti-Rolli, op. cit., 93 ss.

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