Le débat idéologico-historiographique autour des origines françaises du libéralisme espagnol: Cortès de Cadix et Constitution de 1812

AutorJean-René Aymes
CargoProfesor de Español "emerito" de la Universidad de Paris III - Sorbonne Nouvelle
I Introduction

Aborder le thème des liens, surtout s'ils marquent une dépendance ou un asservissement, entre le libéralisme espagnol du début du XIX° siècle et la France désignée comme modèle possible ou avéré, c'est toucher à un sujet qui a été épineux et être conduit à se mêler à une polémique idéologico-historiographique - maintenant quasiment éteinte - pour peu qu'on mette en valeur ou qu'on déplore cette influence étrangère, pour peu que l'on avance, soit que la doctrine libérale espagnole est un calque de la française, soit qu'elle constitue une création spécifique, non importée du nord des Pyrénées.

Ainsi, en 1974, Luis Sánchez Agesta faisait allusion au traitement disqualifiant et plein de malignité que certains de ses collègues, parmi lesquels il citait Adolfo Posada et Melchor Fernández Almagro, réservaient à l'oeuvre des députés gaditans:

C'est un lieu commun que d'affirmer que les Cortès de Cadix ont été une réplique, sans effusion de sang, de la révolution française ; que la Constitution de 1812 a glosé et même traduit des articles entiers de la Constitution française ; en somme, que nous sommes en présence d'un phénomène révolutionnaire d'imitation étrangère1.

II La polemique a chaud
2.1. Les libéraux sur la défensive

Il n'y pas, aujourd'hui, de raisons nouvelles pour statuer sur la sincérité ou l'insincérité, la droiture ou la duplicité, des libéraux gaditans et des géniteurs de la Constitution de 1812 ; mais, du moins est-il juste, avant de se prononcer, d'entendre les arguments qu'ils produisent pour leur défense.

On est alors frappé par leur unanimité à soutenir qu'ils voulaient seulement actualiser les vieilles lois fondamentales du pays. Ils se définissent ainsi comme de simples «restaurateurs» , et non pas comme des révolutionnaires désireux de rompre avec le passé. Diego Muñoz Torrero utilise même le terme «conserver» lorsqu'il déclare en janvier 1813:

Le Congrès n'essaie pas de faire une nouvelle constitution, mais d'établir l'ancienne, en prenant en même temps toutes les mesures et précautions qui lui ont semblé les plus opportunes pour conserver les anciennes lois fondamentales et assurer leur respect de façon stable et permanente2.

En une autre occasion, le même Muñoz Torrero assure que la Commission des Lois n'a en vue que les constitutions ayant été en vigueur dans la Péninsule, à l'exclusion de tout texte législatif étranger:

La Commission a respecté religieusement l'esprit des anciennes Constitutions des différents Royaumes ou provinces qui composent la Péninsule afin de les rendre manifestes aux yeux de tous et de donner à la Nation toute entière une même loi fondamentale.

Le «Discours préliminaire à la Constitution de 1812» , attribué généralement à Agustín de Argüelles offre par son habile argumentation la meilleure défense de l'oeuvre constitutionnelle violemment mise en cause par les «serviles» (désignation courante des absolutistes). C'est là qu'on trouve, d'entrée de jeu, l'énoncé majeur qui vertèbre la défense des libéraux:

La Constitution n'offre rien dans son projet qui ne soit consigné, de la façon la plus authentique et solennelle, dans les différents corps de la législation espagnole, à moins que l'on ne tienne pour nouvelle la méthode avec laquelle on a distribué les matières, en les ordonnant et en les classant pour qu'ils forment un système de loi fondamentale et constituante, dans lequel sera contenu, de manière liée, harmonieuse et concordante, tout ce qui a pu être stipulé par les lois fondamentales de l'Aragon, de la Navarre et de la Castille pour ce qui concerne la liberté et l'indépendance de la nation, ainsi que les «fueros « (...)3.

Argüelles entend rejeter ainsi toute accusation d'inféodation à l'étranger, soutenant que, dans le projet de la Commission des Lois, «il n'y a rien de nouveau» 4. Les adversaires n'auraient donc pas à chercher de possibles modèles du côté de la France ou de l'Angleterre, laquelle eût pu rendre recommandable le «bicaméralisme» qui, en tout état de cause, aurait été une autre nouveauté difficilement adaptable à l'Espagne. En somme, Argüelles affirme le caractère libéral ou, du moins, pré-libéral de la législation espagnole des temps passés. Simplement, cette législation, à de nombreuses reprises et en de nombreux points, a cessé d'être observée depuis longtemps ou a été appliquée de façon viciée. Les députés gaditans ne font que la remettre en vigueur ou, tout au plus, l'amender, se bornant ainsi à être - comme on l'a déjà vu - des restaurateurs, et nullement des révolutionnaires inspirés par le pays voisin.

L'un des arguments développés à satiété par les anti-libéraux est que la Constitution de 1812 est saturée d'un «philosophisme» d'origine étrangère. Cette accusation est repoussée par Muñoz Torrero:

Qu'on n'entende pas dire de nouveau dans cette enceinte que l'on veut introduire des théories philosophiques et des innovations dangereuses. Nous n'avons pas dit un seul mot au sujet de l'origine primitive des sociétés civiles ni des hypothèses inventées en la matière par les philosophes anciens et modernes5.

Cette négation de toute inspiration philosophique étrangère marque le point extrême atteint par l'argumentation élaborée contre les attaques des «serviles» , car, lorsque les libéraux, par tactique, font la part du feu, ils préfèrent convenir que, s'ils durent se référer à des modèles étrangers, c'est du côté de l'Antiquité romaine qu'ils tournèrent leurs regards. C'est là, en effet, une possible paternité ou influence que les anti-libéraux peuvent, sinon admettre avec bienveillance, du moins tolérer. Telle est la position de Bartolomé Gallardo dans son Diccionario crítico-burlesco (Dictionnaire critico-burlesque), qui s'en prend aux anti-libéraux:

L'expression «liberales» , ils la tiennent pour un gallicisme ; et, par ma foi, ce n'en est pas un. Ce n'est pas chez les Français que nous l'avons pris, mais chez les Romains6.

Avec cet argument (selon moi, passablement fallacieux), Gallardo s'évertue à détourner le tir des adversaires parce que, en réalité, au centre de la polémique ne se trouve pas la législation romaine, mais, bel et bien, une série de philosophes français qui ont nom Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Mably, Condillac, etc.

Les libéraux gaditans, quand ils ne se résignent pas à se donner pour de simples et irréprochables «restaurateurs» des lois et traditions nationales progressivement dénaturées ou tombées en désuétude, osent, tout au plus, passer pour des réformateurs. Mais en aucun cas ils n'acceptent d'être taxés de «révolutionnaires» comme le furent Voltaire avec ses écrits subversifs et les insurgés parisiens de 1789, sans parler des abominables «robespierristes» et «conventionnels». Contre les allégations du Padre Vélez et de ses disciples, il faut affirmer énergiquement que les libéraux, à l'unisson avec les «serviles» sur ce point, craignent et haïssent la Révolution française. On se rappelle la phrase, bien connue et résolument optimiste, de Manuel Josef Quintana:

La Révolution espagnole présentera, de la sorte, des caractères entièrement différents de ceux qu'on a vus pour la française (...). Dans la nôtre, il n'y a qu'une opinion, qu'un désir général: Monarchie héréditaire et Ferdinand VII Roi7.

Il se peut que, en son temps, la publication à Cadix, par Fernández Sardino, de El Robespierre español (Le Robespierre espagnol)8, ait fourni aux «serviles» un argument bien venu pour démontrer que les libéraux, en accord avec Fernández Sardino, étaient des «afrancesados» ( des francisés ), c'est-à-dire des Espagnols dénaturés. On peut repousser cette accusation infamante en faisant valoir que l'auteur du Robespierre espagnol est un personnage isolé, atypique, qui réclamait uniquement, pour conduire la lutte contre les envahisseurs napoléoniens, un homme, certes implacable, mais, pour l'essentiel, intègre, impartial et défenseur acharné de la justice. Ce leader impatiemment désiré, s'il lui avait plu d'abandonner le titre, équivoque et inquiétant, du périodique, aurait pu choisir la dénomination, plus classique et rassurante, de «Caton espagnol». En définitive, Fernández Sardino est plus un agitateur qu'un révolutionnaire. Ses prises de position sont trop ponctuelles, fractionnées et inarticulées pour constituer, ensemble, un programme libéral ou révolutionnaire un tant soit peu cohérent et crédible. Il n'est le porte-parole d'aucun parti ou faction. El Robespierre español fonctionne comme un épouvantail, peut-être plus redoutable et indésirable pour les libéraux que pour les absolutistes. Et, du reste, «El Filósofo Rancio» (« Le Philosophe à l'ancienne» ) se déchaîne plus contre El Conciso (Le Concis), El Redactor (Le Rédacteur) et le Semanario Patriótico (Hebdomadaire Patriotique) que contre l'auteur de El Robespierre español, qu'il convertit en ennemi, à moitié fou, de l'humanité, plutôt qu'en l'ennemi des seuls «serviles» :

Voilà le Robespierre chargé de grenades, de poudre et de cartouches, pour faire feu contre tout le genre humain9.

Bien qu'elle puisse s'appuyer sur la liberté d'imprimer récemment intronisée, la presse au service du libéralisme est finalement moins puissante que sa rivale. Et elle aurait été bien mal avisée de souligner la (possible) parenté entre la Constitution gaditane et telle...

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