Essai sur la monnaie virtuelle (version provisoire(*).

AutorJames A. Graham
CargoProfesseur à la Faculté Libre de Droit de Monterrey, Mexique(**) y Sébastien Praicheux(***)
  1. Avec l’avènement du commerce électronique, la monnaie dématérialisée a fait une entrée fracassante dans la littérature juridique(1) . Si la plupart des auteurs se sont appliqués à décrire les systèmes existants et à qualifier juridiquement les opérations les mettant en cause, peu se sont attachés à la nature même de cette monnaie, allant même à affirmer péremptoirement que cette nouvelle forme de monnaie ne présente aucune particularité par rapport à la monnaie scripturale(2) . Une telle affirmation présente en elle-même ses propres limites. En effet, la monnaie dématérialisée n’est pas une catégorie, mais en genre recouvrant des réalités aussi nombreuses que variées(3) . A partir de la définition donnée par la Banque des Règlements Internationaux, nous distinguons d’une part la monnaie électronique qui est une valeur monétaire mesurée en unités fiduciaires et stockée sous forme électronique ou dans une puce électronique détenue par l’utilisateur(4) et, d’autre part, la monnaie virtuelle dont le support, la représentation et le mode de paiement n’ont aucune forme tangible(5) . Cette dernière peut donc être un jeton virtuel émis par un émetteur pour un usage unique et circulant dans un circuit clos, s’opposant ainsi à une monnaie électronique qui représente un cours légal et forcé, reconnue dans les circuits commerciaux ouverts.

  2. Une de ces monnaies virtuelles est le système PayWord développé par Rivest et Shamir(6) et qui se présente de la manière suivante :

    Soit A, un acheteur, qui ouvre un compte auprès de I, un intermédiaire dont la qualification juridique reste à définir, en lui communiquant par un canal sécurisé les données de sa carte bancaire, pour se voir remettre des jetons que I émet afin de réaliser des achats auprès de V, le vendeur. Chaque jeton représente une unité monétaire – p.ex. 1 euro. A utilise une certaine quantité de jetons pour obtenir en contrepartie auprès de V une marchandise ou une prestation de service. V échange ensuite auprès de I ces jetons contre des unités monétaires, dans notre exemple des euros. Finalement, I retient sur le compte de A les unités monétaires correspondantes aux jetons échangés par V, plus une commission de transaction(7) .

  3. Techniquement(8) , A ouvre un compte auprès de I, dénommé selon les concepteurs du système « courtier », qui lui transmet un Certificat PayWord signé numériquement, contenant le nom du courtier, le nom de l’utilisateur, en l’occurrence A, son adresse IP ou e-mail, sa clé publique, la date d’expiration et toute autre information jugée utile. Il contient aussi la mention que le courtier promet d’échanger les jetons en monnaie nationale jusqu’à l’échéance indiquée. Ce certificat sera renouvelé sur une base régulière, mensuellement par exemple. Il autorise A à faire des « chaînes » de PayWord à l’aide d’une fonction de hachage à récursion à partir d’une valeur aléatoire initiale. La tâche du vendeur est de vérifier la signature sur la valeur initiale à l’aide d’un algorithme à clé publique, authentifiant ainsi la chaîne complète de PayWords. L’opération se fait hors ligne grâce à la disponibilité locale de la liste d’opposition de I et des paramètres de validation. De son côté, le courtier reçoit quotidiennement le dernier PayWord consommé par chaque utilisateur, ce qui lui permet de mettre à jour la liste des PayWords courants.

  4. Dans la mesure où jusqu’à présent une forte tendance se fait ressentir en doctrine de qualifier, sans distinguer, toute forme de monnaie dans l’Internet de moyen de paiement, nous voudrions volontairement choisir un parti-pris diamétralement opposé en qualifiant la monnaie virtuelle purement et simplement de nouvelle « monnaie privée » (I), pour s’interroger ensuite sur le statut de l’émetteur de cette nouvelle monnaie qu’est la monnaie virtuelle (II).

    I – La nature juridique de la monnaie virtuelle

  5. Comment qualifier la monnaie virtuelle si au départ il n’y a aucune définition uniforme de la monnaie traditionnelle(9) ? Deux définitions au moins peuvent être retenues, l’une légaliste l’autre fonctionnaliste. Une fois qu’un choix – purement subjectif – a été opéré (A), il nous incombera de confronter les critères de la monnaie virtuelle aux conditions ainsi retenues et le cas échéant d’en tirer les conséquences (B).

    A – Théories monétaires et monnaie privée

  6. La théorie classique retient une approche étatiste voir légaliste de la monnaie (a), omettant ainsi la fonction qu’opère la monnaie (b). Or, c’est justement ce point qui permet d’envisager à côté de la monnaie publique, l’existence d’une monnaie privée (c).

    a) Le postulat légaliste

  7. Pour les tenants de la vision étatiste de la monnaie, celle-ci apparaît comme le nom donné à un instrumentum qui a reçu un pouvoir libératoire de la part de l’Etat émetteur permettant d’éteindre les obligations libellées en argent (cours légal) et qui a un cours forcé. Toutefois, ce dernier terme reçoit des acceptations divergentes. Pour la doctrine classique, il s’agit de la dispense dont bénéficie l’institut émetteur de la monnaie nationale d’échanger les billets et monnaies contre une valeur or(10) . Pour d’autres auteurs, le cours forcé d’une monnaie se caractérise par le fait qu’elle ne peut être refusée comme moyen d’extinction des créances(11) , définition qui a notre préférence. Mais en tout état de cause, la théorie légaliste s’attache donc a priori aux effets de la monnaie et non à ses fonctions.

    b) L’approche fonctionnelle

  8. Même si le doyen Carbonnier semble lui aussi vouloir défendre la théorie légaliste de la monnaie, puisque selon cet auteur l’Etat détient le pouvoir absolu et exclusif d’émettre de la monnaie(12) , il n’empêche qu’il nous livre les éléments pouvant établir une définition fonctionnelle de la monnaie. Il s’agit d’une chose – matérielle ou immatérielle - qui se caractérise par une fongibilité absolue pouvant remplacer toutes choses dans les paiements, d’une parfaite neutralité du fait qu’elle ne peut jamais être illicite ou immorale par elle-même et d’une liquidité « congénitale » qui explique qu’elle n’ait jamais besoin d’évaluation(13) . Ces qualités n’appartiennent pas aux corpora ; elles s’expriment à travers les quantitas(14) , permettant de mesurer la valeur de toutes les autres choses(15) , ouvrant ainsi la voie à la monnaie privée.

    c) Synthèse : l’existence possible d’une monnaie privée

  9. La vision légaliste ne permet guère d’envisager l’existence d’une monnaie en dehors du giron de l’Etat. Pourtant, au lieu de mettre l’accent sur le maître du jeu, en l’occurrence l’Etat, force est de constater qu’en réalité il s’agit là aussi d’une approche fonctionnelle sous forme d’une énonciation des « pouvoirs » de la monnaie : elle peut éteindre toute créance (cours légal) et elle peut s’imposer auprès de n’importe quel créancier (cours forcé). Peu importe donc qui impose ce cours légal et forcé, l’important résidant dans la réunion de ces deux qualités. Si on ajoute à cela les trois caractéristiques développées par la théorie fonctionnaliste, on peut en conclure qu’est monnaie :

    Tout instrumentum qui a un pouvoir libératoire inconditionnel, un cours forcé et qui est fongible, neutre et liquide

    .

    Rencontre-t-on ces caractéristiques auprès de la monnaie virtuelle, et plus précisément dans l’exemple retenu de PayWord ?

    B – Monnaie privée et monnaie virtuelle

  10. L'application de la définition proposée de la monnaie aux chaînes PayWord permet de suggérer que celles-ci sont une véritable monnaie privée (a). Toutefois, l’utilisation d’une telle monnaie n’est pas sans poser de difficultés au regard des législations nationales applicables (b).

    a) Une nouvelle monnaie privée

  11. PayWord ne pouvant intervenir que dans un circuit conventionnel, il va de soi que le pouvoir libératoire est présent puisque le commerçant participant au système s’engage justement à accepter les jetons comme instrumentum pour éteindre la créance. Mais ce pouvoir libératoire serait de facto inexistant, s’il n’était pas accompagné d’un cours « forcé », au sens de la définition de D. Carreau, permettant à l’acheteur de payer en cette monnaie auprès de n’importe quel commerçant appartenant au circuit PayWord. Par contre, il est vrai que si l’on reprend la définition classique du cours forcé, celui-ci n’existe pas véritablement dans le système PayWord, puisque le vendeur peut à tout moment échanger ses jetons contre des euros. Tout est donc une question de définition.

  12. PayWord est certainement neutre, fongible et liquide. Sur ce dernier point on pourrait toutefois objecter que le vendeur échange au final les jetons contre des unités monétaires étatiques auprès de l’intermédiaire. Or, cela ne se rencontre guère en pratique. En effet, il a la faculté de le faire, mais certainement pas l’obligation. Rien ne l’empêche de garder les jetons et de les utiliser à son tour auprès d’autres commerçants du circuit PayWord. Certes, cette liquidité est limitée au seul circuit PayWord ; mais n’est-ce pas la même chose pour une monnaie nationale, qui en principe n’est liquide que sur le seul territoire de l’Etat émetteur, a fortiori quand il s’agit d’une monnaie non convertible ?

  13. On peut en conclure qu’il peut s’agir là d’une monnaie(16) , qui contrairement aux monnaies composites (p.ex. DTS) permet des paiements en « espèces », sous forme d’algorithme, confirmant ainsi le caractère de monnaie(17) . Tout comme la monnaie fiduciaire, l’anonymat est assuré, car le système PayWord est construit sur des algorithmes à clé publique. Il s’agit donc d’une monnaie qui se définit par rapport à une monnaie étatique et dans laquelle elle est pleinement convertible à taux fixe.

  14. L’affirmation de l’existence d’une monnaie « privée » n’a rien de révolutionnaire, puisque qu’une pareille démonstration a déjà été magistralement faite par Dominique Carreau au sujet des « euro-devises » dans son cours à l’Académie de Droit international à La Haye(18)...

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