Les équivoques du 'constitutionnalisme octroyé': un débat transatlantique (I)

AutorOscar Ferreira
CargoUniversité de Paris est
Páginas67-131

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LES ÉQUIVOQUES DU « CONSTITUTIONNALISME OCTROYÉ » : UN DÉBAT TRANSTLANTIQUE (I)

THE AMBIGUITIES OF « GRANTED CONSTITUTIONALISM » : A TRANSTLANTIC DEBATE (I)

Oscar Ferreira

Université de Paris est

SOMMAIRE : INTRODUCTION – I. UN LEGS DESIRE DU CONSTITUTIONNALISME ANCIEN : LA NEGATION DU POUVOIR CONSTITUANT -1.1. Le point de vue de l’Ancien Régime ou l’attachement à la coutume – 1.1.1- Le rejet de tout pouvoir constituant produit par l’homme - 1.1.1.1.- Une constitution en dehors de la portée de l’homme 1.1.1.2.- Le Roi, gardien surveillé de la constitution - 1.1.2.- La Charte, acte additionnel des lois fondamentales du royaume - 1.1.2.1.- La dépréciation de la Charte - 1.1.2.2.- La survivance de la constitution coutumière – 1.2. L’enlisement des Modernes dans l’inventaire révolutionnaire –
1.2.1- La confusion entre pouvoir législatif et pouvoir constituant – 1.2.2.- La Charte, « loi des lois positives » ? – II. ANCIENS VERSUS MODERNES : L’ILLUSION COMPROMISSOIRE DU CONSTITUTIONNALISME OCTROYE 2.1 La confiscation du pouvoir constituant – 2.1.1.- Renouer la chaîne du temps- 2.1.2.- Éluder les effets juridiques du compromis – 2.2. Un gage de garantie des droits publics des Français – 2.2.1.- Le gardien des droits publics des Français- 2.2.2.- La publication erronée de la lettre de la Charte

Résumé : Au Portugal et dans ses anciennes colonies, l’expression « constitucionalismo outorgado » fait partie intégrante du vocabulaire constitutionnel depuis l’octroi de la Charte de 1826. L’inspiration française est patente ; pour autant, aucune expression équivalente n’existe en France. Cette curiosité conduit à mesurer toute l’ambiguïté du concept de « constitutionnalisme octroyé », improbable oxymoron selon le président de la république portugaise Teófilo Braga. S’agit-il d’une simple prétention politique et linguistique, un compromis passager au sortir d’une Révolution frustrée ? Ou traduit-il un programme plus profond, visant à concilier les deux versants du constitutionnalisme, l’ancien et le moderne ?

Abstract : In Portugal and in its former colonies, the expression "constitucionalismo outorgado » is part of the constitutional vocabulary since the granting of the Charter of 1826. The French inspiration is obvious ; however, no equivalent expression exists in France. This curiosity leads to measure all the ambiguity of the concept of "granted constitutionalism", an improbable oxymoron according to the president of the Portuguese Republic, Teófilo Braga. Is it about a simple political and linguistic claim, a temporary compromise at the end of a frustrated Revolution? Or does it translate a deeper program, to reconcile both sides of the constitutionalism, ancient and modern ?

Historia Constitucional


ISSN 1576-4729, n.16, 2015. http://www.historiaconstitucional.com, págs. 67-131

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Oscar Ferreira

Mots-clés : Charte française de 1814 ; Charte portugaise de 1826 ; constitutionnalisme (ancien et moderne) ; constitutionnalisme octroyé ; pouvoir constituant.

Key Words : constituent power ; constitutionalism (ancient and modern) ; French Charter of 1814 ; granted constitutionalism ; portuguese Charter of 1826

INTRODUCTION

Au Portugal et dans ses anciennes colonies, l’expression « constitucionalismo outorgado » fait partie intégrante du vocabulaire constitutionnel. Le concept se réfère à un épisode historique majeur du droit constitutionnel du monde portugais : l’octroi, par D. Pedro, premier Empereur du Brésil (D. Pedro I) et éphémère roi de Portugal (D. Pedro IV), de la Carta constitucional de 1826. En dépit de sa vie pour le moins mouvementée, ce texte se présente comme la constitution libérale majeure du XIXe siècle portugais1, voire brésilien, dans la mesure où il s’inspire fortement de la Constitution du Brésil de 1824, en vigueur jusqu’en 18892. Sa durée de vie conséquente3et ses concepts novateurs et progressistes, comme le pouvoir modérateur, ont rétrospectivement contribué à son image positive, en dépit de son adoption guère démocratique et des critiques républicaines. Depuis, et sous l’influence des contemporains de ces deux textes, les constitutionnalistes portugais et brésiliens rapprochent naturellement le mot « Carta » de celui de « Charte », établissant des liens concrets entre l’œuvre du héros libérateur à l’origine du cri d’Ipiranga et le célèbre octroi de Louis XVIII. Le goût, certifié, de D. Pedro pour les écrivains français de la Restauration4, ainsi que l’aura, quelque peu ambiguë, de la Charte de 1814 dans le monde lusophone5, ont tôt fait d’ériger l’expression mentionnée plus haut au rang d’héritage français6et, à travers lui, d’étendard du constitutionnalisme moderne, en dépit de ses liens avec des méthodes du passé. Pour autant, il convient de le dire : en France, la formule « constitutionnalisme octroyé » n’existe pas en tant que telle. En 2014, le colloque parisien consacré au bicentenaire de la Charte7,

1Jorge Miranda, Manual de direito constitucional, Coimbra, Coimbra editora, 2003, 7e éd., t. I, pp. 274-285 (qui la classe, de façon aujourd’hui classique, parmi les quatre « constitutions libérales » portugaises).

2Voir les reproductions présentées par Afonso Arinos de Melo Franco dans O constitucionalismo de D. Pedro I no Brasil et em Portugal, éd. do Ministério da Justiça, 1972. Constitution brésilienne elle-même proche d’un octroi.

3Même si son règne ne fut pas continu, cette constitution ne sera définitivement renversée qu’en 1910.

4Oscar Ferreira, « Le pouvoir modérateur dans la Constitution brésilienne de 1824 et la Charte constitutionnelle portugaise de 1826 : les influences de Benjamin Constant ou de Lanjuinais ? », Revue française de droit constitutionnel, n°89, 2012, pp. 1-40.

5Voir, au sein d’un article foisonnant, Oscar Ferreira, « Un vecteur de diffusion des cultures juridiques et politiques françaises au Brésil : O Farol Paulistano (1827-1831)», Droit et Cultures, n°69, 2015-1, pp. 227-274.

6Pour un cas récent : José Miguel Sardica, « A Carta Constitucional portuguesa de 1826 », Historia Constitucional, n°13, 2012, p. 530. Nous renvoyons à la bibliographie de cet article.

7Organisé en juin 2014 à l’Université de Paris II par l’Institut Michel Villey. Les articles issus de cette journée d’études sont désormais disponibles dans Jus politicum, n°13, 2014.

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pourtant désireux d’appréhender l’ensemble de la question8, se retient d’ailleurs de prononcer l’expression.

Un tel silence peut-il s’expliquer par le dédain français pour l’histoire de sa monarchie parlementaire9Occulté par le centenaire du début de la Première Guerre mondial, le bicentenaire de la Restauration n’a pas déplacé les foules, en s’ajoutant à cette triste liste de colloques à moitié vide. Mais, en vérité, l’inexistence de l’expression tient à d’autres causes plus théoriques, raillant autant le procédé que sa filiation au constitutionnalisme moderne qu’il a pourtant accompagné. Sans même lire les remarques ironiques de Georges Burdeau10, le recours à la théorie de l’octroi prêtait à sourire en Europe11. Difficile d’imaginer un roi disposant de la plenitudo potestatis et d’une marge de manœuvre suffisamment large, se délester de ses prérogatives en faveur des représentants d’une communauté politique qu’il incarnait seul jusqu’à présent12.

De la part d’un roi absolu, ce type de concession résulte en général de l’absence d’alternative, l’exemple d’Alexandre Ier de Russie étant suffisant pour comprendre l’indifférence des convictions politiques du prince en la matière13. La spécificité de la situation de D. Pedro explique en ce sens bien des choses : sa rupture consommée avec sa lignée dynastique et sa prétention typiquement cicéronienne d’initier une nouvelle famille en incarnant en quelque sorte un « homme nouveau » (homo novus), en font le modèle d’une Nation en quête d’identité, si ce n’est d’existence14. Les poèmes épiques de Luís de Camões semblaient même résonner en lui : Torne-vos vossas forças o Rei novo ; Se he certo que co’o Rei se muda o povo15. La France, pour sa part, s’annonçait rétive, goûtant peu

8Du moins dans la sphère constitutionnelle, politique et administrative. L’importance de la Charte et de la Restauration dans le domaine des finances publiques n’a ainsi pas trouvé grâce aux yeux des organisateurs.

9Même si elle persiste dans les manuels de droit constitutionnel en France, l’expression « monarchie parlementaire » ne paraît pourtant pas concluante pour l’expérience française allant de 1814 à 1848. Voir Alain Laquièze, Les origines du régime parlementaire en France (1814-1830), Paris, PUF, 2002, et Romain Neveu, Benjamin Constant et la construction du régime parlementaire 1814-1830, thèse, droit, UPEC, 2014.

10Georges Burdeau, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, LGDJ, 1965, p. 81.

11Luigi Lacchè, « Las Cartas otorgadas. La teoría de l’octroi y las experiencias constitucionales en Europa post-revolucionaria », Fundamentos, n°6, 2010, pp. 269-305. De façon inexplicable et, selon nous fautive, l’auteur restreint le phénomène à la France (1814-1830), à l’aire germanique née des suites du Congrès de Vienne et portée par le développement du Frühkonstitutionalismus, et aux États italiens en 1848.

12Voir Carl Schmitt, Théorie de la constitution, Paris, PUF, 1993, pp. 184-185.

13Et ce, indépendamment de son amertume vis-à-vis du conservatisme des Bourbons et de leurs prétentions. Voir ainsi ses propos rapportés dans les Mémoires du général Lafayette, Paris, Fournier, 1837-1838, t. V, p. 311.

14Armelle Enders, Plutarque au Brésil. Passé, héros et politique (1822-1922), Paris, Les Indes savantes, 2012.

15Luís de Camões, Os Lusíadas, canto IV, XVII. Les traductions françaises présentent le vers ainsi : « Qu’un nouveau roi du moins vous rende à la vertu ; Un grand...

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