Les équivoques du « constitutionnalisme octroyé » : un débat transatlantique

AutorOscar Ferreira
CargoCREDESPO - Université de Bourgogne
Páginas351-441
LES ÉQUIVOQUES DU « CONSTITUTIONNALISME
OCTROYÉ » : UN DÉBAT TRANSATLANTIQUE (III)
THE AMBIGUITIES OF « GRANTED
CONSTITUTIONALISM » : A TRANSATLANTIC DEBATE (III)
Oscar Ferreira
CREDESPO - Université de Bourgogne
SOMMAIRE : INTRODUCTION I. PROMESSE TENUE ? L’OFFRE SINUEUSE
D’UN CONSTITUTIONNALISME TOTAL - 1.1. À la croisée des chemins : renouer
ou rompre avec le constitutionnalisme médiéval ? 1.1.1. - La suggestion
irréligieuse de l’octroi : autour d’un mythe fondateur 1.1.2. - L’aporie de
l’indépendance : « constituer » juridiquement ou moralement ? 1.2.-
L’accaparement du droit politique par le pontife impérial – 1.2.1.- Denys l’Ancien
et Argos : deux visages du pouvoir octroyant face à la Constituante – 1.2.2.-
Parjure impérial et hérésie de l’octroi : une mise à l’index par le frère Caneca – II.
LIBERTAS QUÆ SERA TAMEN : L’ESQUISSE DEÇUE D’UN
INTERCONSTITUTIONNALISME 2.1. – Du Verbe à la plume – 2.1.1. La
nationalisation de l’octroi et la sacralisation de la Constitution – 2.1.2. La « bulle
des circonstances » de Pereira de Vasconcelos : le désenchantement du
constitutionnalisme 2.2. Du forum au castrum 2.2.1. Un
constitutionnalisme doté d’entrailles : l’obsession de la paideia 2.2.2.
Cesserunt arma togæ ? L’octroi éducatif vandalisé par l’octroi militaire.
CONCLUSION.
Résumé : Notre voyage s’achève au Brésil. D’après les manuels d’histoire
constitutionnelle, ce pays « périphérique » nouvellement indépendant, regardait
avec envie les nouveautés constitutionnelles européennes et nord-américaines,
non sans veiller à maintenir une identité propre. Olhos na Europa, pés na
América ? Sans doute ; encore faut-il mesurer l’étendue de cette « Europe »,
admirée autant dans l’espace que dans le temps. La doctrine, flétrissant la
Constitution octroyée de 1824, qualifiée de nominale, a longtemps occulté la
réalité, voire l’efficacité, d’un constitutionnalisme aux contours singuliers, mêlant
ingénierie sociale et mécanique institutionnelle, en ce sens nullement réductible
aux canons du constitutionnalisme moderne. Car les acteurs politiques du Brésil,
catholiques et juristes de formation dotés d’une solide culture romaniste, ne
pouvaient renier toutes les leçons du mos maiorum et du constitutionnalisme
médiéval fondé, selon eux, sur la crainte de Dieu, de bonnes vertus citoyennes et
l’entretien d’un régime mixte.
Abstract : Our journey ends in Brazil. According to textbooks of constitutional
history, this "periphery" country, recently independent, looked with envy at the
European and North American constitutional novelties, not without trying to
maintain its identity. Olhos na Europa, pés na América? Doubtless ; still it is
necessary to measure the extent of this "Europe", admired in space as in time.
The doctrine, criticizing the granted Constitution of 1824, qualified of nominal,
had too long hid the reality, even the efficiency, of a constitutionalism in singular
Historia Constitucional (ISSN 1576-472)
n.19, 2018, págs. 351-441, http://www.historiaconstitucional.com
outlines, which involves both social and institutional engineering, thus not
reducible to the modern constitutionalism. The political actors of Brazil, catholics
and jurists by formation, endowed with a solid Roman culture, could not deny all
the lessons delivered by the mos maiorum and by the medieval constitutionalism,
based, according to them, on the fear of God, good virtues and the maintenance
of a mixed government.
Mots-clés : Constitution brésilienne de 1824 ; constitutionnalisme (ancien et
moderne) ; constitutionnalisme octroyé ; numineux ; pouvoir constituant ;
regimen morum.
Key Words : brazilian constitution of 1824 ; constituent power ;
constitutionalism (ancient and modern) ; granted constitutionalism ;
numinosum ; regimen morum.
INTRODUCTION
Comme au sein de son ancienne métropole, l’histoire du constitutionnalisme
octroyé au Brésil ne débute pas avec la concession de la Constitution de 1824 par
le premier Empereur, D. Pedro. Nous pourrions certes reprendre, peu ou prou, les
éléments développés lors du précédent article, à une époque où le Brésil se définit
comme la partie américaine du Portugal, partageant en conséquence sa pensée
politique et constitutionnelle1. Logiquement, le cadre juridique lusitain, en
particulier ses Ordenações, avait vocation à s’appliquer sur ses terres d’outre-
Atlantique ; son intégrité était en outre garantie par le système judiciaire : ainsi,
si la Casa da Supplicação de Lisbonne fait figure de tribunal suprême, des cours
supérieures se disséminaient sur l’ensemble du territoire portugais, du Brésil à
Goa2. Paradoxalement, les Ordenações philippines resteront même en vigueur
pendant un temps plus long au Brésil qu’au Portugal, en raison tant de la
promulgation tardive du Code civil brésilien en 19163 que du goût de la doctrine.
Le besoin de complétude de la législation engendra des publications mêlant droit
nouveau et droit ancien. Publié en 18434, le Digesto brasileiro Digeste
brésilien ») en constitue l’étendard, non sans dévoiler, dès son titre, les
soubassements culturels romains de ces premiers juristes formés sur le continent
1 Selon le sentiment de R. Faoro, du moins pour la période coloniale et post-coloniale, exposé
dans son article « Existe um pensamento político brasileiro ? », in Estudos avançados, n°1, 1987,
pp. 9-58.
2 A. Wehling/M. J. Wehling, Direito e justiça no Brasil colonial. O Tribunal da Relação do Rio de
Janeiro (1751-1808), Rio de Janeiro, Renovar, 2004.
3 Voir A. Rubens Didone, A influência das Ordenações portuguesas e espanhola na formação do
direito brasileiro do Primeiro Império (1822 a 1831), thèse, Univ. São Caetano do Sul, 2005. La loi
du 20/10/1823 disposait que les lois portugaises resteront en vigueur tant qu’un nouveau Code
ou qu’une loi postérieure ne les abrogeront pas (Coleção de Leis do Império do Brasil, 20/10/1823,
vol. I, p. 7).
4 Ouvrage à la fois posthume et anonyme, mais signé par un ancien « magistrat
[desembargador] de Porto, émigré au Brésil » ; son intitulé complet s’annonce explicite : Digesto
brasileiro ou extracto e commentario das Ordenações e leis posteriores até o anno de 1841, Rio de
Janeiro, Eduardo e Henrique Laemmert, 1843. Les productions de cette nature pullulent jusqu’à
la fin de l’Empire ; il en va de l’œuvre de compilation en plusieurs volumes coordonnée par
l’avocat Cândido Mendes de Almeida (1818-1881), et publiée sous le titre Codigo philippino ou
Ordenações e leis do Reino de Portugal recopiladas por mandado d’el-rey D. Philippe I.
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européen. Coimbra, Paris et Montpellier servent alors de substitut à ces apprentis
« prêtres de la justice », avant la création, en 1827, des deux premières Facultés
de droit au Brésil à São Paulo et Olinda ; ces dernières formeront l’essentiel des
cadres de l’Empire, convertis au libéralisme conservateur5.
Cette singularité, loin d’être étrangère au sujet, illustre le problème de fond
que rencontrera le constitutionnalisme au Brésil. En effet, le Code brésilien ne
peine pas à naître en raison du manque de juristes aptes à s’atteler à la tâche : le
projet de Teixeira de Freitas a pu aboutir et inspira le Code civil argentin de Vélez
Sarsfield et d’autres projets sud-américains6 ; son report s’explique par la
conjoncture sociale, économique et culturelle, livrant le pays à la toute-puissance
des populations blanches, elles-mêmes peu homogènes comme le confessa le
marquis de Palmela7.
Or, un code de lois civiles, dans le premier XIXe siècle, consiste en un code
des citoyens entre eux, une propriété inhérente à la nationalité, qui les définit et
les protège à l’image du ius civile romain8. Dans la lignée des débats français de la
Révolution, le Code civil s’entend donc comme un élément fondateur du pacte
national, en vue de forger l’unité, voire l’identité du pays ; un pacte qui
comprendra autant une constitution (partie publiciste du contrat) qu’un code
(branche privatiste). Au bout du compte, ce double pacte doit permettre
d’affirmer, avec fierté et assurance, « eu sou cidadão brasileiro » (je suis citoyen
brésilien), en écho à l’indémodable civis Romanus sum des Quirites, sûrs de leur
identité, mais surtout de leurs droits civiques face à l’arbitraire du pouvoir contre
lequel s’érige des garanties9. Empreint d’espoir, le Manifesto à Nação du 19
septembre 1837 de Diogo Antônio Feijó (1784-1843), où il annonce aux Brésiliens
la fin anticipée de sa régence, conclut précisément par cette phrase significative :
eu sou cidadão brasileiro ; il en sous-entend la magie, convaincu que le détenteur
du pouvoir à venir ne pourra pas heurter les droits de ses concitoyens10.
5 S. Adorno, Os aprendizes do poder. O bacharelismo liberal na política brasileira, Rio de Janeiro,
Paz e Terra, 1988, p. 235.
6 C. Penna Nocchi, « A influência de Augusto Teixeira de Freitas na elaboração do Código civil
argentino », in Revista do CAAP, n°2, 2010, pp. 37-48.
7 Observant l’octroi de D. Pedro, il affirma dans sa correspondance que la « Constitution
récemment promulguée au Brésil, comme toutes les autres productions éphémères et de même
nature que nous avons vu tomber successivement, ne pourra pas s’inscrire dans la durée. Les
éléments dont se compose la population blanche, disséminée à travers la vaste étendue du Brésil,
rendent également chimérique tout projet de constitution homogène […] ». Lettre du marquis de
Palmela au baron de Binder, 28 avril 1824, in Despachos e correspondencia do duque de Palmella
colligidos e publicados por J. J. dos Reis e Vasconcellos, Lisbonne, Imprensa Nacional, 1851, t. I, p.
397.
8 A. Desrayaud, Éléments de commentaire du Discours préliminaire du Code civil, Saint-Maur,
éd. Novelles, 2006, t. I, pp. 98-114.
9 Cl. Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976, 2e éd., pp.
425-455 et la référence classique au plaidoyer de Cicéron contre Verrès (2,5, 162-163), que l’on
peut étendre à Paul de Tarse (Acte des Apôtres, 22, 25 ; 16, 37-38). La libertas romaine ne peut se
limiter au concept de liberté des Anciens dégagé par Benjamin Constant : la liberté politique,
impliquant la participation de tous les citoyens aux affaires de sa cité, trouve pour corollaire, au
moins depuis le IIe siècle avant J.-C., une protection juridique. Le magistrat romain, au sein du
pomerium, ne peut en effet se permettre d’exécuter ou de mettre aux fers sans procès un citoyen
romain.
10 Texte dans J. Caldeira (dir.), Diogo Antônio Feijó, São Paulo, Editora 34, 1999, p. 181.
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