L’égalité réelle des communautés de langue officielle du Canada. Les rapports entre communautés linguistiques officielles au Canada

AutorMichel Bastarache
CargoCour suprême du Canada
Páginas205-215

Page 205

Lorsque je me suis retrouvé en présence d’Acadiens venus de cinq ou six provinces canadiennes, de la Nouvelle-Angleterre, de la Louisiane et de la France, à l’occasion du 400e anniversaire de la fondation de l’Acadie en 2004, j’ai pensé tout de suite que ce qui nous unissait c’était la mémoire historique, mais aussi une culture, c’est-à-dire une certaine conception de la vie. On peut évidemment se questionner sur la pertinence des distinctions que nous faisons sur ce plan et que nous relions à la réalité linguistique qui est la nôtre. Après tout, les Acadiens sont nord-américains et partagent un mode de vie avec des gens de cultures bien différentes. Il me semble cependant que malgré l’autoroute électronique, l’immigration et le multiculturalisme, les forces d’uniformisation ne semblent jamais réussir à effacer le sens d’appartenance linguistique et culturel. Sans véritablement contrôler un espace politique, les francophones ont en effet toujours considéré que leur langue est porteuse de culture et qu’elle est essentielle à leur identité. De fait, les mêmes instruments technologiques qui accélèrent l’uniformisation fournissent des outils aux langues régionales pour qu’elle reprennent vie et facilitent la reconnaissance de la diversité comme une valeur en soi. Même aux États-Unis, un grand débat sur l’unilinguisme des services publics a cours. La résistance politique au plurilinguisme s’estompe parce que l’argument d’utilité ne semble plus faire l’unanimité. Plus personne ne semble persuadé que l’internationalisation opère un nivellement culturel inéluctable.

En Europe, où l’on craint que la communauté économique se transforme pour concurrencer les États-Unis et adopte l’anglais comme langue des sciences et du commerce, il est bien connu que ce sont les Britanniques quiPage 206 sont les plus désavantagés pour accéder aux postes de commande, justement en raison de leur faible connaissance des autres langues européennes. La connaissance de l’anglais se répand de façon nécessaire, voire indispensable, mais elle ne supplante pas les autres langues. Après tout, l’apprentissage d’une langue étrangère ne doit pas être un phénomène soustractif. Au contraire, c’est le pluralisme linguistique qui devient de rigueur. Les gens qui habitent à l’extérieur de l’Europe s’étonnent de la polyvalence de nombreux européens qui maîtrisent plusieurs langues et qui projettent tout à fait l’image de gens de grande culture. Personne ne voit chez eux des gens acculturés ou diminués par l’apprentissage de l’anglais en particulier. Il y a une explication politique à cela, une explication sociologique aussi, mais il y a surtout une explication culturelle. Le plurilinguisme ouvre la porte à la transnationalité, à la pénétration des autres cultures, dans un monde ouvert par la révolution des moyens de communication.

Ceci ne signifie pas que les minorités linguistiques ne soient pas à risque. Le régime international est dominé par l’économie capitaliste qui échappe largement au contrôle des États et se réalise par le régime de la liberté d’entreprise, les impératifs de la révolution technologique et la compétitivité à laquelle elle donne lieu. À tout cela s’ajoute l’internationalisation des phénomènes culturels. Ne parle-t-on pas aujourd’hui de nos industries culturelles et de leur compétitivité ? N’a-t-on pas largement rattaché les pratiques culturelles au phénomène de la société de consommation, surtout dans les domaines de la musique, de la télévision et du cinéma ? C’est peut-être pour cela que nous entendons souvent des gens parler de la lutte de la francophonie contre l’hégémonie de l’anglais et de la nécessité de l’exception culturelle dans les ententes de l’organisation mondiale du commerce. Faut-il continuer de se replier sur l’intervention gouvernementale pour préserver la culture française ? Faut-il s’en remettre presqu’exclusivement à l’intervention des législatures et des tribunaux pour mettre en place et sauvegarder un régime linguistique qui nous protège ?

Il n’est pas certain qu’il faille être aussi pessimiste. L’économie et la compétitivité ne sont pas si dominantes qu’ils transcendent toutes les autres valeurs. Le dialogue des cultures, le respect de l’autre, l’aide au développement et à la démocratisation, tout cela va dans le sens de la diversité. Nous avons la chance d’avoir en commun le français, qui est la deuxième langue de communication dans le monde, présente sur les cinq continents. Nous partageons le français, qui est une grande langue de culture et de pluralisme, comme en témoigne la composition de la francophonie. C’est une chance parce que la langue française a les qualités essentielles qui en font une langue internationale et un véhicule de premier choix lorsqu’il s’agitPage 207 d’établir des liens sociaux. La langue française, on l’aime pour ce qu’elle nous apporte, soit l’ouverture sur la culture, les télécommunications, la formation professionnelle et la vie en communauté. Elle est exigeante et riche, et il nous est possible d’en faire usage tout en participant pleinement à la vie publique. À preuve, au plan social, les francophones du Canada ont amélioré leur situation de façon considérable au cours des vingt-cinq (25) dernières années. Nos institutions scolaires et universitaires sont plus fortes ; le contrôle que nous exerçons sur ces institutions est considérable. Nous devons faire plus, surtout en ce qui a trait au renforcement de l’apprentissage de la langue, de l’amélioration de la compétence linguistique. La continuité linguistique n’est assurée que dans la mesure où l’amour de la langue est transmis. Mais nous ne sommes pas démunis.

La société canadienne a été marquée de façon profonde par les rapport de force entre les groupes linguistiques. Les attitudes des groupes linguistiques ont eu une influence très importante sur les phénomènes politiques au Canada. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la législation linguistique a joué un pôle prédominant dans notre histoire constitutionnelle. Ce que nous avons appris, c’est que dans une démocratie moderne, le régime linguistique n’est pas tributaire de la loi du plus fort ou du plus grand nombre ; il reflète plutôt l’idée que l’on se fait des valeurs fondamentales et des exigences d’une société hétérogène. Si l’on identifie les différences linguistiques comme des manifestations importantes des divergences culturelles légitimes, il sera plus facile d’examiner la législation linguistique sous l’angle de la liberté d’expression et du besoin d’assurer une pleine participation de tous les citoyens aux affaires publiques. L’on réalisera que les différences linguistiques n’ont pas besoin de donner lieu à des clivages politiques qui trouveront une résonance dans toutes les institutions publiques. Il y a évidemment toujours des clivages dans une société, mais il n’est pas nécessaire de les institutionnaliser. Il est possible de dépolitiser les rapports linguistiques et de s’assurer que les langues ne deviennent pas des obstacles à la communication et à la solidarité.

Nous attachons beaucoup d’importance, à bon droit, aux objectifs des lois linguistiques. Il est donc bon de se demander quels sont les facteurs que l’on utilisera pour en mesurer le succès. Est-ce que ce sera l’absence de conflits sociaux, l’absence de discrimination, ou une égalité réelle entre personnes appartenant à des communautés linguistiques distinctes, dont le statut et la valeur sont reconnus par tous ? En somme, il faut voir s’il existe un sentiment d’infériorité ou d’insécurité latent qui continue de résulter des rapports linguistiques et si la législation linguistique contribue à les éliminer ou si elle n’a pour effet que de figer chacun des groupes linguistiquesPage 208 dans leurs attitudes présentes concernant les exigences d’une société pluraliste. Nous disons souvent que dans la société moderne, caractérisée par une culture des droits fondamentaux, nous partageons des valeurs au centre desquels se trouvent l’égalité et le respect. Ce sont là sûrement des conditions essentielles au respect de soi et à la sécurité culturelle qui doivent caractériser la vie des groupes minoritaires. Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec,1 la Cour suprême du Canada a clairement établi que le respect des minorités constitue l’une des valeurs fondamentales de la fédération canadienne. Le respect de la diversité linguistique et culturelle est donc au centre de nos préoccupations comme nation. La Cour a fait valoir que ceci correspond à une réalité historique et aussi une réalité démo-linguistique fondamentale.

Les communautés linguistiques réalisent que c’est dans l’histoire commune et dans l’établissement des frontières culturelles qui ce sont développés les rapports entre les communautés linguistiques et la conscience de chacune d’elle de son identité propre. Changer les rapports historiques, les attitudes et la perception de soi de différents groupes requiert un certain sens de l’histoire et de la continuité. Il faut des objectifs à long terme. Il faut savoir où la population se situe relativement aux clivages idéologiques qui perdurent. Il faut en quelque sorte connaître beaucoup plus que l’importance numérique des communautés linguistiques et leur concentration géographique. Il faut connaître leurs habitudes, les comportements visant la communication, et leur propre perception de leur fragilité.

Il est bien certain que les clivages linguistiques et culturels n’expliquent pas toutes les différences entre les groupes linguistiques. On a souvent parlé de la pauvreté relative des régions francophones, du fait qu’il s’agit d’une population plus rurale et plus isolée. Mais de nombreuses études ont aussi démontré que les minorités se considèrent souvent différentes du point de vue de la psychologie sociale. Elles sont conscientes de constituer des groupes culturels qui ont des vues différentes sur la politique ou la morale, le rôle du gouvernement, la diversité culturelle, la tolérance interlinguistique et même la politique. L’importance de cesser de traiter les groupes linguistiques comme des minorités bénéficiant de certains privilèges et d’accepter que les communautés culturelles sont des partenaires égaux qui doivent construire ensemble l’ordre social me semble évidente. Cette idée de l’égalité linguistique est d’ailleurs de plus en plus acceptée au Canada. La Cour suprême du Canada, dans l’affaire R. c. Beaulac,2 a affirmé qu’il nePage 209 faut pas adopter une version appauvrie de l’égalité en matière de langue, que toute garantie linguistique est indissociable de la culture véhiculée par celle-ci. Si la langue fait partie de l’identité, l’objet de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés en matière scolaire est non seulement de garantir des services pédagogiques mais aussi de renforcer une communauté minoritaire de langue officielle. Cela été réaffirmé avec force dans l’Affaire Arseneau-Cameron venue de l’Île-du-Prince-Édouard.3

Les gouvernements vont adopter des politiques qui reflètent leur idée des conditions essentielles à la réalisation de leurs objectifs linguistiques. Au Québec, le gouvernement favorise une politique centrée en grande partie sur le visage linguistique français du Québec. Dans ce cas, c’est la sécurité culturelle de la majorité qui anime la loi linguistique. On retrouvera donc dans ce cas une politique d’accommodement et de non-discrimination visà-vis la minorité linguistique, non pas une politique fondée sur la dualité linguistique véritable ou l’égalité des communautés linguistiques. Ceci correspond évidemment à une analyse bien particulière du contexte sociolinguistique et politique propre à cette province. Le Gouvernement du Canada, en revanche, favorise une politique de progression envers l’égalité réelle du français et de l’anglais, tout en acceptant que les services en région doivent tenir compte de la réalité démo-linguistique. Dans chaque cas, cependant, il est important d’établir bien clairement les objectifs du droit linguistique de façon à ce qu’il soit bien compris par les juges qui sont chargés de son interprétation. Nous avons vu, par exemple, en matière d’utilisation des langues officielles dans les tribunaux, deux tendances opposées dans l’affaire Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick c. Association of Parents for Fairness in Education.4 L’interprétation des dispositions linguistiques, selon la majorité de la Cour suprême du Canada dans cette affaire, tenait pour primordial le droit individuel de chaque personne devant la Cour, y compris les juges, d’utiliser leur propre langue. Dans l’affaire R. c. Beaulac, la même Cour a plutôt favorisé une interprétation qui permettait aux communautés linguistiques de langue officielle d’avoir un accès égal aux tribunaux. Il est bien difficile, dans ce contexte, de conclure que le régime linguistique ne concerne que la détermination de la langue de communication ou même la liberté d’expression. Le régime linguistique, c’est la constatation que la liberté totale conduit à des résultats néfastes dans certaines circonstances et qu’il convient d’imposer des limites, des contraintes, dans le domaine des rapports linguistiques. Tout ceci montre bien que l’usage desPage 210 langues est une nécessité sociale qui est vécue dans des conditions bien particulières. Les choix qui sont faits en matière linguistique auront des impacts sur l’économie, sur la politique, sur les rapports sociaux. Ils auront une résonance dans la mémoire collective de chaque groupe linguistique. En somme, il y a des choix très importants à faire. Certes, nous avons adopté une culture des droits qui fait une très grande place aux libertés individuelles. Mais tous nos gouvernements reconnaissent la nécessité de préserver certains biens collectifs. Charles Taylor5 nous rappelle ceci:

Political society is not neutral between those who value remaining true to the culture of our ancestors and those who may want to cut loose in the name of some individual goal of self-development. It is not just a matter of having French language available to those who might choose it. This might be seen to be the goal of some of the measures of federal bilingualism over the last twenty years, but it also invokes making sure that there is a community of people here in the future that will want to avail itself of the opportunity to use the French language. Policies aimed at survival activity seek to create members of the community, for instance in their assuring that future generations continue to identify as French speakers. There is no way that these policies could be seen as just providing a facility to already existing people. One has to distinguish the fundamental liberties, those that should never be infringed and therefore ought to be unassailably entrenched, on the one hand, from privileges and immunities that are important but that can be revoked or restricted for reasons of public policy, although one would need a strong reason to do this, on the other.

Il s’agit aujourd’hui de définir la communauté de valeurs auxquelles adhèrent les gens. Il s’agit de reconnaître quelles sont les réalités culturelles fondamentales et l’héritage que l’on veut préserver. L’égalité constitue la pierre angulaire de la Charte canadienne des droits et libertés. Les textes de loi et la jurisprudence actuelle parlent de « l’égalité de statut et d’usage » des langues officielles. La Cour suprême du Canada affirme dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba6 que l’accès égal des minorités aux législatures, aux lois et aux tribunaux est l’objectif fondamental de l’article 23 de la Loi du Manitoba et de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie7 la Cour suprê-Page 211me du Canada affirme que l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 constitue une garantie implicite de la protection efficace de la minorité. Ce message a été réaffirmé dans les affaires R. c Beaulac et Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard. Dans ces deux causes, la Cour suprême du Canada tente de montrer comment une interprétation généreuse se traduira par des mesures concrètes. La tendance est de s’inspirer de cela maintenant. La Loi sur les langues officielles fédérale reconnaît aussi que les communautés linguistiques sont la raison d’être de la politique des langues officielles du Canada. Plus concrètement, la loi prévoit des mesures qui visent l’avancement du français et de l’anglais et des mesures pour garantir que la composition de la fonction publique fédérale reflète la présence des communautés linguistiques de façon équitable. Un problème de taille subsiste cependant dans la mesure où le régime linguistique constitutionnel et le régime linguistique législatif fédéral sont quelques fois en conflit avec le régime linguistique du Québec qui a, rappelons-le, une assise et une philosophie différentes. La Cour suprême du Canada vient tout juste de rendre jugement dans trois affaires qui ont trait à la mise en oeuvre de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés au Québec. Il s’agissait dans ces affaires de la possibilité pour le Québec de limiter l’accès à l’école de la minorité anglophone en établissant des critères devant qualifier le droit défini dans la Charte. Pour l’essentiel, la Cour a accepté d’écarter le droit des francophones d’accéder à l’école anglaise en inscrivant leurs enfants dans des écoles privées de langue anglaise pour une courte période de façon à contourner l’abolition du libre choix. La Cour a cependant écarté l’interprétation donnée par le gouvernement du Québec à la règle voulant que seuls les élèves ayant fait la « majorité » de leurs études primaires en anglais au Canada aient accès à l’éducation dans cette langue au Québec ; selon la Cour, un critère mathématique ne tient pas compte de l’objet de la loi et de la Charte canadienne des droits et libertés et il doit faire place à un critère qualitatif tenant compte d’une série de facteurs devant établir la sincérité du choix de la langue d’enseignement.

Ce que vise le régime linguistique fédéral en particulier, c’est donc la « sécurité » linguistique. Je crois que cela se dégage des décisions de la Cour suprême du Canada en matière scolaire où la socialisation des enfants est associée au développement de leur langue, et aux décisions en matière de langue d’affichage, où celle-ci affirme généralement le droit de faire usage de sa langue sans interférence de l’État. Sans doute avons-nous aujourd’hui un penchant pour l’individualisme ; plusieurs s’inquiètent donc des conséquences de la reconnaissance de droits collectifs. Il est pourtant bien certain que le droit à l’éducation dans sa langue ne peut pas être con-Page 212sidéré exclusivement comme un droit individuel puisqu’il n’existerait pas sans la possibilité de l’exercer avec d’autres. Ceci est aussi vrai des services publics, puisqu’il est inconcevable qu’un individu isolé pratiquant une langue différente de celle de tous les autres puisse réclamer le droit d’être servi de façon différente. Le droit linguistique individuel existe parce qu’il est partagé, parce que le bien commun exige qu’il soit reconnu. Lorsque l’on est trop tenté de mesurer l’étendue des droits en fonction du nombre de locuteurs qui les réclament, on s’éloigne en même temps des notions de droits collectifs et de sécurité linguistique. On revient nécessairement une notion d’intérêt supérieur de la majorité et d’évaluation des droits selon une analyse coût-bénéfice. Cela est sans doute naturel, mais il faut se rendre compte que cela sera souvent interprété par la minorité comme une forme de coercition. La question fondamentale dans notre société est celle de savoir si la sécurité linguistique des différents groupes de langues officielles est une valeur suffisamment importante, dont la reconnaissance est justifiée, pour que l’on impose des devoirs à tous les autres groupes et que l’on élimine le recours à la supériorité numérique et à la domination politique en matière de langue.

L’assimilation linguistique se fait généralement en offrant les avantages de la pleine participation aux affaires publiques à la minorité au prix de son identité culturelle et linguistique. Il ne s’agit pas d’une coercition qui résulte d’une prohibition de l’utilisation de la langue minoritaire, mais l’effet est plus ou moins le même. C’est ce que l’on a réalisé autrefois au Canada avec le phénomène des écoles bilingues. Le système unifié brimait le droit à l’égalité réelle et au droit des communautés d’exister et de s’épanouir. Mais il n’existe pas de solution unique ou miraculeuse à tous les problèmes institutionnels. En général, l’égalité requiert des structures qui vont refléter des besoins particuliers et les aspirations de la communauté minoritaire tout en tenant compte du contexte qui caractérise les relations individuelles et les relations entre les groupes au sein de la société. Les choix qui seront faits au sein de différentes sociétés ne sont pas les mêmes, bien entendu, parce que la réalité sociolinguistique, le contexte historique, les rapports de force, les attitudes diffèrent d’une communauté à l’autre. Et les solutions ne sont pas les mêmes dans tous les domaines parce que les contraintes de toute nature varient.

Je crois qu’il est important de rappeler d’abord que nous sommes individuellement et collectivement les produits de l’histoire. Depuis la conquête britannique de l’Acadie en 1710, notre pays n’a jamais été unilingue. En pratique, les communications se sont faites dans la langue de la partie intéressée, même si ce n’est que par l’Acte de Québec de 1774 que certaines ga-Page 213ranties formelles relatives à l’utilisation des langues ont été données. L’idée de Lord Durham, dans son rapport suivant les rébellions de 1837-1838, de créer un État résolument unilingue n’a jamais eu de suite. Dès l’Acte d’union de 1841, l’unilinguisme anglais a été contesté et impossible à mettre en pratique. Le bilinguisme a été consacré dans l’article 133 de la Loi sur le Canada de 1867. L’intention évidente de garantir l’utilisation du français dans le domaine scolaire, dans l’article 93 de la même loi, s’est avérée un échec important. Cet échec a donné lieu à des conflits sociaux et politiques qui ont marqué profondément l’histoire du Canada. La législation linguistique provinciale est un phénomène assez récent, mais là encore, c’en est un qui a marqué profondément l’histoire politique. Qu’il s’agisse de la loi 63 adoptée par le premier ministre Bertrand, de la loi 22 adoptée par le premier ministre Bourassa, de la Charte de la langue française, de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick ou encore de la Loi sur les services en français et la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario, nous pouvons voir tout de suite que les régimes linguistiques ne visent pas essentiellement les services directs aux individus, mais la reconnaissance de communautés linguistiques et l’aménagement de régimes leur permettant de se développer en harmonie avec la majorité.

La teneur des discussions entourant l’adoption des dispositions linguistiques de la Charte canadienne des droits et libertés en 1981 reflète cette réalité. C’est ce qu’a reconnu de toute manière la Cour suprême du Canada, notamment dans l’affaire Mahé c. Alberta, où elle affirme que toute garantie linguistique est indissociable de la culture véhiculée par une langue.8 Il est certain qu’il existe encore des manifestations d’une réticence politique à reconnaître clairement la dimension collective des droits linguistiques et à octroyer des droits linguistiques collectifs. Néanmoins, il est clairement reconnu dans notre droit aujourd’hui, comme le dit la Cour suprême dans l’affaire Irwin Toy c. Québec (Procureur général),9 que la langue est si intimement reliée à la forme et au contenu de l’expression qu’il ne peut y avoir de véritable liberté d’expression lorsqu’il est interdit de se servir de la langue de son choix pour communiquer. C’est dire justement que les garanties linguistiques s’appuient non seulement sur le compromis politique, mais sur des notions beaucoup plus fondamentales, telle la liberté d’expression.

En guise de conclusion, je dirai seulement que c’est une tâche complexe que d’établir un régime linguistique et que le succès de l’entreprise n’estPage 214 jamais certain. Néanmoins, un projet bien adapté peut avoir une portée inestimable. Depuis les premiers temps de la colonie, les gouvernements du Canada ont tenté de trouver le bon équilibre en la matière. Ils ne semblent pas avoir fini de chercher. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada se penchera cet automne sur deux litiges linguistiques. Le premier, l’affaire Charlebois c. St-Jean (Ville de) a trait à l’étendue du bilinguisme judiciaire néo-brunswickois en matière de litiges concernant les institutions municipales de la province. Le deuxième litige, l’affaire Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d’inspection des aliments), a trait à la nature des obligations imposées au gouvernement fédéral par les parties IV et VII de la Loi sur les langues officielles fédérale, ainsi qu’à la possibilité de recourir aux tribunaux pour assurer la mise en œuvre. Vous comprendrez que je ne peux pas discuter plus longuement de ces affaires. Je me contente de signaler qu’elles illustrent le caractère dynamique de l’aménagement linguistique et culturel canadien, de même que l’importance des tribunaux dans son évolution.

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[1] [1998] 2 R.C.S. 217.

[2] [1999] 1 R.C.S. 768.

[3] [2000] 1 R.C.S. 3.

[4] [1986] 1 R.C.S. 549.

[5] Charles Taylor, «Multiculturalism and the Politics of Recognition» (1992, Princeton University Press), pp. 56-69.

[6] [1985] 1 R.C.S. 721.

[7] Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016.

[8] [1990] 1 R.C.S. 342.

[9] Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.

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