L’évolution des droits linguistiques (1983-2008)

AutorBruno de Witte
CargoProfesseur de chaire de Droit de l’Union européenne à l’Institut universitaire européen de Florence
Páginas47-61

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L’occasion du 25e anniversaire de la Revista de Llengua i Dret, une revue unique au monde par l’intérêt constant qu’elle porte au droit des langues, est fort bienvenue car elle permet de réfléchir sur l’évolution des droits linguistiques pendant les 25 années écoulées depuis 1983. Etant donnée l’ampleur de ce sujet, les réflexions qui suivent seront nécessairement très générales. Elles visent à offrir une vue d’ensemble synthétique et non pas une analyse détaillée de l’évolution juridique. Les références à la doctrine ont été réduites à l’essentiel, et ne visent aucunement à rendre compte de la richesse des écrits sur les droits linguistiques au cours du dernier quart de siècle. L’analyse portera principalement sur l’évolution en Europe, qui a suivi une trajectoire particulière en la matière, tout en mentionnant quelques exemples non européens.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de tracer le contexte général dans lequel s’inscrit l’évolution des droits linguistiques, ce qui nous permettra de mieux situer l’objet propre de cette contribution.

1. L’évolution du contexte général dans le dernier quart de siècle

Pour mieux situer l’évolution juridique, rappelons d’abord certains grands changements qui sont intervenus pendant ce dernier quart de siècle dans le contexte politique et social général en l’Europe, ainsi que dans la culture juridique générale.

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Le premier changement, qui est surtout notable dans la seconde partie de ces vingt-cinq années, est l’augmentation de la diversité linguistique à l’intérieur des pays européens. Il est vrai que la globalisation porte, par certains côtés, et dans certains domaines, à une plus grande uniformisation linguistique. Nous savons que l’usage de l’anglais se répand très rapidement dans le domaine des affaires et de la recherche, et qu’il est devenu partout en Europe la première langue étrangère et une langue que les élites professionnelles doivent pouvoir manier dans le monde du travail. Mais la globalisation a porté, par d’autres cotés, à une plus grande diversité linguistique à l’intérieur de chacun de nos pays, surtout à cause des migrations de population. Ces migrations ont renforcé ce qu’on appelle par une expression à la mode les diasporas linguistiques : les communautés linguistiques qui relient des personnes vivant dans des pays différents et souvent très éloignés. En outre, la diversité linguistique à l’intérieur des Etats a également augmenté pour une autre raison, à savoir le succès de certaines politiques linguistiques visant à renforcer l’usage des langues régionales ou minoritaires. La Catalogne et le Pays Basque en sont les meilleurs exemples en Europe, mais il y a d’autres parties de l’Europe – pensons au Pays de Galles – où la diversité linguistique est plus forte maintenant qu’en 1983 pour des raisons qui ne sont pas liées seulement à l’immigration mais aussi aux politiques volontaristes de renforcement de la diversité linguistique traditionnelle.

Deuxième évolution, cette fois non pas dans la réalité mesurable, mais dans le monde des idées et des valeurs, c’est la reconnaissance de la diversité culturelle et de la diversité linguistique comme des réalités positives qu’il convient de protéger et de mettre en valeur. Pour la société dans son ensemble, la diversité est considérée davantage comme un atout que comme un coût, malgré les complications pratiques que crée le plurilinguisme. Mais c’est surtout par rapport aux personnes individuelles qu’il existe aujourd’hui une plus grande reconnaissance de l’importance des attaches culturelles, et notamment de la langue maternelle ou principale comme source d’identité qu’il convient de reconnaître et respecter. De nombreux textes juridiques adoptés depuis 1983 reconnaissent la diversité culturelle et linguistique comme une valeur positive et une réalité qui doit être préservée. C’est le cas dans de nombreuses constitutions nationales, comme celle de l’Espagne par exemple, mais également au niveau international, par exemple dans le Traité de Maastricht (ou Traité établissant l’Union européenne) en 1992, et dans la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, du 20 octobre 2005. Parmi les ’principes directeurs’ de cettePage 49 Convention, mentionnés dans son article 2, il y a le suivant : «La protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles impliquent la reconnaissance de l’égale dignité et du respect de toutes les cultures, y compris celles des personnes appartenant aux minorités et celles des peuples autochtones.»

Un troisième changement important, c’est l’extension à l’ensemble de l’Europe du constitutionnalisme et l’importance croissante du rôle du juge, notamment du juge constitutionnel, dans la protection des droits individuels. En l’année 1983, la Constitution espagnole avait seulement cinq ans. Depuis lors, l’Espagne a connu une constitutionnalisation de l’ensemble de son système juridique, et une évolution similaire a eu lieu plus tard en Europe centrale et orientale, mais également dans le Royaume-Uni avec l’adoption du Human Rights Act de 1998. De nombreuses questions qui, auparavant, étaient considérées de nature politique, et relevant du domaine du législateur, sont devenues des questions de droit constitutionnel qui relèvent du domaine du juge. Cette évolution générale est visible aussi en matière linguistique. Le droit des langues, qui était essentiellement un droit législatif et de nature très fragmentaire, est devenu un droit à forte dimension constitutionnelle, comportant des principes fondamentaux qui imprègnent l’ensemble de l’ordre juridique. L’aspect subjectif, consistant en l’existence de droits invocables en justice par des particuliers, s’en est trouvé renforcé. Tout ceci a favorisé le développement dans la culture juridique d’un discourse of rights, une tendance à formuler des revendications politiques et culturelles en termes de droits constitutionnels ou droits de l’homme.

En quatrième lieu, ce qui a également marqué ce quart de siècle, c’est bien entendu le progrès de l’intégration européenne, à la fois dans le cadre de l’Union européenne et dans celui du Conseil de l’Europe. L’ Union européenne est passée de 10 à 27 Etats membres et son champ d’activité s’est étendu de manière impressionnante, y compris dans le domaine des politiques linguistiques et du droit des langues. L’impact le plus notable est sans doute celui qui résulte des règles en matière de libre circulation des biens, des services et des personnes, et de la citoyenneté européenne, qui constituent la base pour certains droits linguistiques individuels opposables aux Etats membres.1 Le Conseil de l’Eu-Page 50rope, quant à lui, a vu une accélération impressionnante du volume d’affaires traitées par la Cour Européenne des Droits de l’Homme et des effets de cette jurisprudence à l’intérieur des Etats; mais le Conseil de l’Europe est aussi devenu, après 1990 et la chute du mur de Berlin, un laboratoire pour l’élaboration de nouveaux droits qui se sont ajoutés à ceux de la Convention des Droits de l’Homme. Dans la matière qui nous concerne, ces droits nouveaux sont ceux contenus dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et dans la Convention cadre pour la protection des minorités nationales, deux conventions internationales élaborées dans le cadre du Conseil de l’Europe au début des années 90, et qui sont toutes les deux entrées en vigueur en 1998, il y a dix ans. Nous avons ainsi assisté depuis 1983 à la création d’un véritable droit européen des langues, qui inspire et influence, de manière très variable mais souvent fortement, les droits internes des Etats européens.

Ces quatre phénomènes globaux constituent l’arrière fond des évolutions du droit linguistique en Europe dans la période écoulée depuis la fondation de la Revista.

L’autre précision à faire avant d’aborder le vif de mon sujet, c’est que la présente contribution porte sur les droits linguistiques, au pluriel, donc els drets lingüístics, los derechos lingüísticos, language rights – et non pas le droit linguistique au singulier, c’est-à-dire le droit des langues, el dret lingüístic, el derecho de las lenguas, language law. Les droits linguistiques sont un élément particulier du droit des langues. Ils consistent en des droits individuels qui permettent à leurs bénéficiaires d’utiliser une langue déterminée, soit la langue de leur choix soit une parmi plusieurs langues indiquées par la loi. Parmi ces droits figure aussi le droit de ne pas subir de discriminations à cause de la langue qu’ils parlent ou à cause de leurs connaissances linguistiques.2

Ayant ainsi indiqué le contexte général et défini mon sujet, je passerai maintenant au cœur de mon intervention, l’évolution des droits linguistiques depuis 1983, qui sera abordée en trois volets. D’abord, je rappellerai que, durant ces 25 années, nous avons vu une prise de conscience de ce qu’on peut appeler la dimension linguistique des droits fondamentaux, tant dans le droit constitutionnel interne qu’au niveau des instruments internationaux des droits de l’homme, et que nous avons maintenant un socle minimum dePage 51 protection des droits linguistiques qui s’applique à tous et partout en Europe. Deuxièmement, au-delà de ce socle commun, il existe des solutions très différenciées en matière de droits linguistiques spécifiques mais nous avons quand même pu constater, pendant ces dix dernières années, l’émergence d’un standard européen formé notamment par un instrument juridique du Conseil de l’Europe, la Charte des Langues Régionales ou Minoritaires. Enfin, troisièmement, j’attirerai l’attention sur le caractère limité de cette ‘convergence’ juridique récente au niveau européen en rappelant certains facteurs de forte différenciation entre Etats européens, dans leur approche juridique du fait linguistique.

2. L’affirmation de la dimension linguistique des droits fondamentaux généraux

Une des contributions de la réflexion doctrinale de ces dernières décennies, reliée par certains arrêts et décisions, est la ‘découverte’ d’un volet linguistique dans le champ de protection des droits fondamentaux généraux.3 Je me limiterai, ici, à l’évocation du rôle important de deux droits fondamentaux essentiels en matière linguistique, la liberté d’expression et le droit à l’égalité. On devrait également parler de la liberté de l’enseignement et du droit à l’éducation, très importants eux aussi, mais par manque d’espace je me permet de renvoyer le lecteur à d’autres écrits sur ce sujet, en particulier l’ouvrage important de droit comparé qu’a écrit à ce sujet l’actuel rédacteur en chef de la Revista, Antoni Milian i Massana.4

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a) La liberté d’expression

La liberté d’expression est un des droits fondamentaux que l’on retrouve partout dans les Constitutions ainsi que, bien sûr, dans les conventions internationales des droits de l’homme. Cette liberté a été interprétée par plusieurs juridictions constitutionnelles, ainsi que par les organes d’application de certaines conventions internationales, comme comprenant le droit de s’exprimer dans la langue de son choix, au moins dans le domaine des relations privées. Un cas célèbre est celui du Canada où la Cour Suprême a été saisie en 1988 d’une contestation de la loi québécoise qui interdisait l’utilisation de toute langue autre que le français dans l’affichage public, la publicité commerciale et les raisons sociales des entreprises. Ces dispositions ont été considérées par la Cour Suprême comme étant incompatibles avec la liberté d’expression.5 La Cour a estimé que le législateur québécois pouvait bien exiger la présence du français dans la publicité commerciale et les raisons sociales, mais qu’il ne pouvait pas exclure l’utilisation des autres langues, et ceci en vertu de la liberté d’expression. Pour la Cour suprême, cette liberté protège non seulement le message mais aussi le moyen de transmission, ce qui revient à dire que la liberté d’expression comprend la liberté de chacun de s’exprimer dans la langue qu’il choisit librement (au moins dans le domaine des rapports privés). Selon la Cour, «La langue est si intimement liée à la forme et au contenu de l’expression qu’il ne peut y avoir de véritable liberté d’expression linguistique s’il est interdit de se servir de la langue de son choix. Le langage n’est pas seulement un moyen ou un mode d’expression. Il colore le contenu et le sens de l’expression».6

Si l’on adopte cette approche, qui me semble convaincante, alors toutes les interventions linguistiques du législateur qui visent à imposer l’usage d’une langue particulière dans des rapports de droit privé, y inclus des rapports économiques (sur le ‘marché’) sont ‘suspectes’ du point de vue de la liberté d’expression. En d’autres termes, le législateur doit alors avoir de bonnes raisons pour restreindre le libre usage des langues; ces bonnes raisons consisteront en la volonté du législateur de protéger la partie faible, le consommateur ou le travailleur, face à l’imposition par la partie forte d’une langue voulue par elle. Ainsi y a-t-il une série de directives de l’Union européenne qui imposent l’utilisation de la langue nationale ou d’une langue nationale dans la vente dePage 53 produits ou de services au consommateur. Certaines lois vont beaucoup plus loin dans la réglementation de l’usage de la langue dans le domaine privé, pensons notamment au droit français (avec la loi Toubon de 1994) mais également au droit linguistique de la Catalogne.7

La liberté d’expression garantit donc un socle minimal de protection du libre usage de la langue, qui est assez flexible et laisse beaucoup de place pour des politiques linguistiques interventionnistes. Mais il existe tout de même des pays en Europe qui restent nettement en dessous de ce standard minimum. Il s’agit en particulier de la Turquie. Il n’y a pas encore eu d’arrêts de la Cour de Strasbourg mettant en cause directement le droit des langues de la Turquie, mais il y a des affaires pendantes en la matière, et il est assez évident que ce pays ne s’est pas encore conformé à la norme européenne malgré quelques progrès timides ces dernières années. Dans son dernier rapport sur les progrès de la Turquie vers l’adhésion à l’Union européenne, publié en novembre 2008, la Commission européenne relève notamment que les programmes en Kurde dans les télévisions privées doivent être sous-titrés en Turc ce qui entraîne des frais considérables, et qu’il n’existe encore aucune école publique ou privée qui enseigne le Kurde.8

L’importance de la liberté d’expression est cependant réduite par le fait que, dans l’interprétation courante, elle est limitée à la sphère des rapports privés et n’implique pas le droit d’utiliser la langue de son choix dans les rapports des individus avec les autorités publiques. Comme exemple de cette approche, l’on peut citer l’affaire Ballantyne,9 dans laquelle le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies a estimé qu’un État peut légitimement choisir une ou plusieurs langues officielles, et qu’il n’est pas obligé de permettre l’usage d’autres langues dans les rapports des particuliers avec les instances étatiques. Une approche similaire a été adoptée par les organes de la Convention européenne des droits de l’homme. Donc, le choix de la (ou les) langues officielle(s) dans un territoire donné, et les conséquences qui en découlentPage 54 pour la communication entre personnes privées et les autorités publiques dans ce territoire, ne relèvent pas de la liberté d’expression.

b) Le droit à l’égalité et l’interdiction de la discrimination

L’’interdiction de la discrimination sert d’abord à protéger les personnes contre des exclusions ou des traitements inférieurs basés sur leur langue maternelle ou leurs connaissances linguistiques. Par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme s’est penchée en 2008 dans l’arrêt Orsus c. Croatie sur le cas suivant : dans quelques villages de Croatie, des enfants Rom avaient été regroupés dans des classes d’école primaire séparées, à cause de leur connaissance insuffisante de la langue d’enseignement, le croate. Cette séparation de fait ne découlait pas d’une distinction formelle basée sur l’appartenance ethnique, mais était le résultat d’une norme indistinctement applicable. En examinant s’il y avait, en l’occurrence, une discrimination indirecte, la Cour a finalement accepté la légitimité de la politique scolaire en question dans la mesure où elle visait à rattraper un retard linguistique et dans la mesure où les enfants Rom pouvaient, semble-t-il, rejoindre les classes communes dès que leurs progrès en croate le permettaient.10 Il faut noter, toutefois, que la Cour est mal placée, dans son Palais de l’Europe à Strasbourg, pour évaluer l’existence réelle ou non d’une discrimination structurelle dans des cas pareils, qui requièrent une connaissance approfondie de la situation sur le terrain.

Au-delà de la protection contre les discriminations directes ou indirectes fondées sur la langue se pose la question souvent débattue si le droit à l’égalité requiert des mesures positives destinées à établir ou à rétablir une plus grande égalité entre ceux qui parlent la langue majoritaire et ceux qui parlent une langue minoritaire, dans le domaine de l’usage public des langues, c’est-à-dire celui du fonctionnement des services de l’État. On pourrait en effet raisonner de la manière suivante. Quand un Etat, ou une région, décide d’adopter une seule langue officielle dans ses communications avec le public, les membres de ce public qui parlent une langue différente ne reçoivent pas un service également valable pour eux, alors qu’ils ont contribué à financer ce service de la même manière que les locuteurs de la langue officielle. L’Etat opère ainsi une sorte de redistribution culturelle. Cet effet de redistribution ‘inversée’ (carPage 55 opérant à partir des membres de la minorité vers les membres de la majorité) n’est pas toujours évident parce que difficilement quantifiable. Il s’exprime davantage en termes de dignité culturelle qu’en termes d’avantages matériels immédiats.

Ainsi, le choix de permettre l’usage de plusieurs langues dans les rapports avec les autorités publiques ne constitue pas un traitement préférentiel mais plutôt un traitement différentiel: les membres de la minorité et ceux de la majorité bénéficieront du même avantage, à savoir le droit d’utiliser leur langue dans les rapports publics. Il est clair, cependant, qu’un seul utilisateur ne pourra pas exiger l’adjonction d’une langue officielle supplémentaire, mais que seul un groupe comprenant une partie importante de la population pourra légitimement le demander. Le principe juridique d’égalité, dans une conception pluraliste, servira à déterminer où se situe le point d’équilibre entre ces deux valeurs, celle de participation administrative et celle d’efficacité administrative.11

En d’autres termes, si l’État peut, en matière d’usage officiel, établir des distinctions entre les langues auxquelles il reconnaît un caractère officiel et les autres, ces distinctions doivent néanmoins rester rationnelles et être basées sur des critères objectifs. La nature du service public en question, l’importance numérique des diverses communautés linguistiques ainsi que leur degré de concentration territoriale, ainsi que le fait que certaines sont des minorités historiques, traditionnellement établies, alors que d’autres sont issues d’une immigration plus récente, serviront de critères objectifs.

Nous constatons donc qu’en matière de protection des minorités culturelles et linguistiques, le recours aux droits fondamentaux classiques, s’il n’est pas inutile, n’offre qu’un niveau minimum de protection. La liberté d’expression et l’égalité permettent d’assurer une liberté et une dignité linguistiques dans le domaine des relations privées, interindividuelles. Mais elles sont une base fragile pour l’exigence de droits linguistiques dans le domaine des relations des individus avec l’État. Autrement dit, les droits fondamentaux généraux ne sont généralement pas interprétés comme une base suffisante pour l’élaboration d’un statut complet de la langue minoritaire. Pour que de tels droits dé-Page 56taillés existent, il faut qu’ils soient reconnus, sous forme de droits linguistiques spécifiques dans les lois ou les constitutions nationales ou dans les instruments internationaux.

3. La protection des minorités linguistiques par des droits spécifiques : l’émergence d’un encadrement européen

En effet, si nous passons maintenant du plan des droits fondamentaux généraux au plan des droits linguistiques spécifiques, nous constatons une très grande diversité des solutions adoptées d’un pays à l’autre, ou d’une région à l’autre dans un même pays, allant de régimes qui visent à instaurer un unilinguisme strict à des régimes très élaborés dans le cadre desquels se voient reconnaître des droits linguistiques plus ou moins complets dans les domaines de l’enseignement public, de la justice, du fonctionnement des institutions politiques et des services publics.

Or, ce que nous constatons depuis une dizaine d’années c’est que, dans ce domaine des droits spécifiques, nous voyons également le développement graduel d’un cadre commun au niveau européen. Ce cadre est constitué principalement par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui est entrée en vigueur en 1998, et qui reste le seul traité multilatéral qui porte spécifiquement sur la protection des langues.12 La Charte est importante en ce qu’elle proclame l’importance de la diversité linguistique comme une valeur européenne, que l’Europe doit protéger. Non seulement reconnaît-elle une place pour l’usage de langues comme le basque et le gallois, le frison et le romani, le sorbe et le tatare, mais en plus les Etats (du moins les Etats qui ont ratifié la Charte) s’engagent à éviter leur disparition et à renforcer leur usage.

L’on a souvent dit et écrit que la Charte protège les langues en tant que telles et ne comporte pas de droits linguistiques. La Charte protègerait un bien culturel européen, c’est-à-dire les langues régionales ou minoritaires, plutôt que les groupes minoritaires. En pratique, pourtant, cette distinction n’est pas du tout nette. Il est vrai que la Charte, contrairement à la Convention cadre sur les minorités nationales, n’est pas rédigée sous forme de droits accordés à des personnes, mais sous forme d’obligations d’agir pour les Etats. Mais il est vraiPage 57 aussi que la mise en oeuvre de ces obligations comporte souvent la formulation, en droit interne, de droits concrets pour des locuteurs de ces langues régionales et minoritaires.

La Charte est un instrument juridique réaliste et innovant du point de vue du droit international. Les mesures à prendre sont regroupées en deux corbeilles : une première corbeille de mesures minimales que chaque Etat partie s’engage à prendre ; et une deuxième corbeille, constitué d’un grand nombre d’engagements concrets pour renforcer l’usage des langues dans des domaines différents, dans laquelle chaque Etat peut puiser selon sa propre volonté. Ainsi, les Etats ont un large degré d’autonomie, à la fois dans le choix des langues à protéger et dans le choix des mesures concrètes de soutien, mais une fois que cet engagement est pris, ils doivent s’y tenir. En effet, les Etats doivent envoyer un rapport périodique sur la mise en oeuvre de la Charte et ce rapport est examiné de manière scrupuleuse et détaillée par un comité d’experts indépendants au sein du Conseil de l’Europe qui ne se prive pas de critiquer les Etats et de recommander des améliorations qui sont normalement reprises dans une recommandation formelle adoptée par le Comité de ministres du Conseil de l’Europe. Ainsi peut s’instaurer un cycle vertueux qui pousse les Etats à mettre en pratique leurs engagements et à étendre chaque fois plus loin leur engagement en faveur des langues minoritaires. Beaucoup de réformes récentes dans la législation linguistique des Etats européens ont, en fait, été causées (au moins en partie) par la volonté de mettre en oeuvre les engagements pris par ces Etats au niveau européen. Parmi les Etats qui ont pris au sérieux la Charte figure l’Espagne. Son dernier rapport sur la mise en oeuvre de la Charte ne comporte pas moins de 500 pages et a d’ailleurs été préparé en grande partie par les services de politique linguistique des Communautés autonomes.13

4. La diversité des solutions nationales

La convergence qui résulte de la Charte européenne des Langues (et, de manière plus ponctuelle, de la Convention cadre sur les minorités nationales, qui contient aussi certaines dispositions en matière linguistique) reste cependant très relative. En raison de l’approche ‘à la carte’ de cette Charte, certains EtatsPage 58 ont pris des engagements assez modestes. D’autres Etats, comme l’Espagne, sont apparemment plus ambitieux, mais c’est parce que, en réalité, leur droit interne allait déjà bien au-delà du cadre tracé par la Charte, en tout cas pour les langues régionales qui sont co-officielles dans leur Communauté Autonome. En outre, il existe deux facteurs importants de non-convergence que j’indiquerai brièvement, en conclusion de cette contribution.

a) Les Etats dissidents

Plusieurs pays européens restent entièrement en dehors du cadre commun tracé par les instruments spécifiques du Conseil de l’Europe. En effet, la Charte des Langues, dix ans après son entrée en vigueur, n’est toujours ratifiée que par vingt-quatre Etats, soit environ la moitié des Etats membres du Conseil de l’Europe.14 Restent en dehors du système de monitoring que je viens de décrire, des pays importants tels que la Russie, la Turquie, la France ou l’Italie. Dans le cas de la France et de la Turquie, il s’agit d’une véritable dissidence par rapport à la norme européenne. Ces pays ne vont pas ratifier de ci tôt, à cause de choix idéologiques et principes constitutionnels bien précis qui s’y opposent. Dans le cas de la Turquie, nous sommes encore en train de voir disparaître, sous pression européenne, les discriminations linguistiques les plus flagrantes à l’égard de langues minoritaires et notamment du Kurde. Nous sommes donc loin encore, dans ce pays, d’un système de droits linguistiques compatible avec la Charte des Langues.

La France, également, ne participe pas dans ce mouvement de convergence européen. Le Conseil Constitutionnel, dans une décision remarquée et critiquée, a estimé qu’une ratification de la Charte serait incompatible avec la Constitution française.15 Plus généralement, l’évolution récente du droit des langues français a été marquée par l’affirmation de la prééminence du français. En 1992, lors de la réforme constitutionnelle nécessaire pour la ratification du traité de Maastricht, et sans doute pour répondre à la crainte de voir un jour l’intégration européenne substituer l’anglais au français, il fut inséré une nouvelle disposition dans la Constitution, dans son article 2, donc à un endroit très visible, qui prévoit que «la langue de la République est le français». A laPage 59 lumière de la loi Toubon, adoptée deux années plus tard, en 1994, et de la jurisprudence subséquente du Conseil constitutionnel, nous pouvons voir que cet article n’est pas une simple constatation de fait, ou une disposition purement symbolique ; il fonde non seulement un droit individuel à l’usage du français dans le domaine public, mais il interdit également l’usage officiel d’une autre langue. C’est ce qui ressort notamment de la Décision du Conseil constitutionnel du 9 avril 1996 (Loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française) qui dispose que l’article 2 de la Constitution implique, en Polynésie comme partout ailleurs en France, l’usage obligatoire du français par les personnes morales de droit public et par les personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public, ainsi que par les usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics. Un changement d’attitude partiel semble être intervenu en 2008, avec l’insertion dans la Constitution d’une nouvelle disposition, à l’article 75-1, affirmant l’appartenance des langues régionales au patrimoine de la France. L’article 2, affirmant la prééminence de l’usage du français, n’est cependant pas modifié, et le nouvel article 75-1 ne peut guère être interprété comme une source de véritables droits linguistiques pour les locuteurs des langues régionales et peut-être n’enlève-t-il même pas l’obstacle constitutionnel à la ratification de la Charte des Langues du Conseil de l’Europe.16

b) Les droits et obligations linguistiques des immigrés

Il existe un autre champ du droit des langues où il n’y a guère de convergence en Europe. Les protections linguistiques spéciales, lorsqu’il en existe, sont pratiquement toujours attribuées aux seules minorités territoriales, ou «vieilles» minorités, par opposition aux minorités issues de l’immigration, ou «nouvelles» minorités.17 D’abord pour des raisons pratiques : un État ne peut fonctionner efficacement en utilisant une demi-douzaine de langues. Ensuite parce que les États craignent que la reconnaissance de droits de nature linguistique ou culturelle aux immigrants n’ait pour effet de ralentir ou de contrecarrer leur intégration. Alors que, jusqu’il y a dix ans, la réflexion por-Page 60tait sur la question s’il fallait reconnaître de véritables droits linguistiques aux immigrés appartenant à des communautés linguistiques importantes et bien ancrées, tels que les résidents d’origine turque en Allemagne, tout le discours actuel va dans le sens contraire : il porte sur l’imposition d’obligations linguistiques aux étrangers immigrés ou candidats à l’immigration.

La Charte des Langue Régionales ou Minoritaires ne s’applique pas aux populations immigrées, et laisse donc entière liberté aux Etats dans ce domaine. L’Union européenne, quant à elle, cherche à promouvoir une approche commune de ses Etats membres, à travers notamment l’adoption de Principes de Base Communs en matière d’intégration (2004)18 et également à travers un Fonds Européen pour l’Intégration qui subventionne des projets au niveau national et local qui s’inscrivent dans ce cadre commun.19 Parmi les Principes de Base, il y a le suivant : «Des connaissances de base sur la langue, l’histoire et les institutions de la société d’accueil sont indispensables à l’intégration ; permettre aux immigrants d’acquérir ces connaissances est un gage de réussite de leur intégration.» C’est tout à fait vrai. Cependant, une chose est de faciliter la connaissance des langues du pays d’accueil, une autre chose est d’imposer un apprentissage; autre chose encore est d’imposer un examen linguistique avant même de permettre l’entrée sur le territoire, ce qui est actuellement prévu dans les législations française et néerlandaise.20 Ainsi, une femme marocaine voulant rejoindre son époux aux Pays-Bas devra d’abord passer un examen de néerlandais au Maroc ! L’Union européenne reste très prudente et ne s’est pas prononcée sur la légitimité de ces mesures radicales, bien qu’elles peuvent à mon avis être considérées comme discriminatoires, et contraires au droit fondamental à la vie familiale.

En conclusion, il est clair, je crois, que la période de 25 ans écoulée a porté à un foisonnement des droits linguistiques. Alors qu’il s’agissait au début des années 1980 d’un domaine juridique où il ne se passait pas grand-chose, ouPage 61 seulement dans quelques pays ouvertement plurilingues comme la Belgique, le Canada et l’Espagne nouvellement démocratique, il s’agit aujourd’hui d’un domaine juridique qui intéresse, d’une façon ou d’une autre, tous les pays européens, et qui est marqué par des initiatives remarquables au plan européen. La meilleure documentation de cette évolution se trouve dans les milliers de pages de la Revista de Llengua i Dret que je félicite pour cette attention constante à la question de la rencontre du droit et de la langue. Je suis sûr que la matière ne manquera pas, non plus, dans les vingt-cinq prochaines années de la revue.

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[1] L’impact du droit de l’Union européenne en matière linguistique a fait l’objet d’une attention notable dans la doctrine récente. Voir notamment, parmi de nombreux autres écrits : les contributions recueillies dans ARZOZ, Xabier (ed.), Respecting Linguistic Diversity in the European Union, John Benjamins, Amsterdam, 2008; et DE WITTE, Bruno, «Common Market Freedoms versus Linguistic Requirements in the EU States», in Mundialització, lliure circulació i immigració, i l’exigència d’una llengua com a requisit, Institut d’Estudis Autonòmics, Barcelona, 2008, 109-131.

[2] Pour une réflexion critique récente sur la notion de ‘droits linguistiques’, voir ARZOZ, Xavier, «The Nature of Language Rights», Journal on Ethnopolitics and Minority Issues in Europe 6 (2007) (revue disponible en ligne).

[3] Parmi les écrits qui ont mis en exergue cette approche doctrinale, citons notamment: DE WITTE, Bruno, «Droits fondamentaux et protection de la diversité linguistique», in PUPIER, Paul; WOEHRLING, José (dir.), Langue et droit. Actes du Premier Congrès de l’Institut international de droit linguistique comparé, Wilson et Lafleur, Montréal, 1989, 85-101; MILIAN MASSANA, Antoni, «Droits linguistiques et droits fondamentaux en Espagne», in GIORDAN, Henri (dir.), Les minorités en Europe. Droits linguistiques et droits de l’homme, Kimé, Paris, 1992, 251-268; DE VARENNES, Fernand, Languages, Minorities and Human Rights, Martinus Nijhoff, The Hague, 1996. Ce dernier auteur a récemment proposé une analyse systématique de la jurisprudence internationale du point de vue du contenu linguistique des droits fondamentaux généraux : DE VARENNES, Fernand, «Linguistic Identity and Language Rights», in WELLER, Marc (ed), Universal Minority Rights. A Commentary on the Jurisprudence of International Courts and Treaty Bodies, OUP, Oxford, 2007, 253-323.

[4] MILIAN I MASSANA, A., Drets lingüístics i dret fonamental a l’educació. Un estudi comparat: Itàlia, Bèlgica, Suïssa, el Canadà i Espanya. Institut d’Estudis Autonòmics, Barcelona, 1992 (ainsi que la traduction en langue castillane parue chez Civitas en 1994).

[5] Arrêt Ford c. Québec (P.G.), (1988)2 Recueil des Arrêts de la Cour Suprême (R.C.S.) 712.

[6] Arrêt Ford cité, p. 748.

[7] Pour une etude récente de la question, dans une perspective de droit comparé, voir URRUTIA LIBARONA, Iñigo, «Los requisitos lingüísticos en la actividad socioeconómica y en el mundo del audiovisual», in Mundialització, lliure circulació i immigració, i l’exigència d’una llengua com a requisit, Institut d’Estudis Autonòmics, Barcelona, 2008, 173-310.

[8] European Commission staff working document SEC(2008) 2699 of 5 November 2008, Turkey 2008 Progress Report, pp. 25-26.

[9] Comité des droits de l’homme, Ballantyne, Davidson et McIntyre c. Canada, Communications 359/1989 et 385/1989, 31 décembre 1993.

[10] Le jugement a été rendu en anglais : European Court of Human Rights, Case of Orsus and others v Croatia, Application no. 15766/03, judgment of 17 July 2008.

[11] Pour une élaboration de ce raisonnement, voir notamment WOEHRLING, José, «Les trois dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnel comparé», Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, 2003-4, 93-155, p. 125 ; ainsi que DE WITTE, Bruno, «Le principe d’égalité et la pluralité linguistique», in GIORDAN, Henri (dir.), Les minorités en Europe – Droits linguistiques et droits de l’homme, Editions Kimé, Paris, 1992, 55-62.

[12] Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, Convention no. 148 du Conseil de l’Europe, adoptée le 5 novembre 1992 et entrée en vigueur le 1 mars 1998. Pour un commentaire récent de la Charte et de son application pratique, voir The European Charter for Regional or Minority Languages : Legal Challenges and Opportunities, Council of Europe Publishing, Strasbourg, 2008.

[13] 2° Informe periódico sobre la aplicación en España de la Carta europea de lenguas regionales y minoritarias, 2006, Conseil de l’Europe, MIN-LANG/PR (2007) 3. Sur l’application de la Charte en Espagne, voir les contributions de Xabier ARZOZ, Iulen URBIOLA LOIARTE et Santiago-José CASTELLA SURRIBAS & Miquel STRUBELL, in The European Charter, op. cit.

[14] Consultation du site internet du Conseil de l’Europe, le 28 février 2009. La dernière ratification, intervenue en 2009, est celle de la Pologne.

[15] Conseil Constitutionnel, Décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999; voir notamment le commentaire de MELIN-SOUCRAMANIEN, Ferdinand, «La République contre Babel», Revue du droit public, 1999, 985-1000.

[16] Pour une première réflexion sur la signification juridique de la nouvelle norme constitutionnelle, voir LAVIALLE, Christian, «Du nominalisme juridique. Le nouvel article 75-1 de la Constitution du 4 octobre 1958», Revue française de droit administratif, 2008, 1110-1115.

[17] Pour une étude critique fouillée de cette distinction traditionnelle entre le statut juridique des ‘anciennes’ et ‘nouvelles’ minorités, voir MEDDA-WINDISCHER, Roberta, Old and New Minorities : Reconciling Diversity and Cohesion. A Human Rights Model for Minority Integration, Nomos, Baden-Baden, 2009.

[18] 2618èmesession du Conseil de l’Union européenne, Justice et affaires intérieures, 19 novembre 2004, Communiqué de presse, p. 17 et s.

[19] Journal officiel de l’Union européenne 2007, L 168/18.

[20] Sur les conditions linguistiques à l’octroi d’un droit de séjour en France, voir FORNEROD, Anne, «La langue française en droit de la nationalité et en droit des étrangers», Revue française de droit administratif, 2008, 1097-1109. Pour une étude complète de droit comparé, voir WOEHRLING, José, «Linguistic Requirements for Immigrants, Specifically with Regard to Languages that Enjoy Official Status in Part of the Territory», in Mundialització, lliure circulació i immigració, i l’exigència d’une llengua com a requisit, Institut d’Estudis Autonòmics, Barcelona, 2008, 133-172.

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