Entre droit de l'État et droits de la société: le choix de Tocqueville

AutorLucien Jaume
CargoCatedrático de filosofía, Director de Investigación en el CNRS
Páginas395-407

Lucien Jaume

    Catedrático de filosofía, Director de Investigación en el CNRS (laboratorio del CEVIPOF), profesor de Sciences Po (Paris) y de la Ecole Européenne d'Etudes Avancées de Naples (sección Derecho). Miembro del Comité Director de publicación de las Oeuvres complètes de Benjamin Constant (Max Niemeyer éditeur), del Consejo de Administración de la Association Française des Constitutionnalistes y de la Association Française de Science Politique. Forma parte del Comité Científico de varias revistas en Francia, Inglaterra, Italia y España. Entre otros muchos trabajos, es autor de Le discours jacobin et la démocratie (1989), El jacobinismo y el Estado moderno (1990), L'individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français (1997), La liberté et la loi. Les origines philosophiques du libéralisme

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1) Droit de l'Etat1 et droits de la société : la question ainsi formulée revient à analyser la situation de Tocqueville par rapport à un débat essentiel de son temps. Sur le plan de la méthode d'approche, il s'agit ici d'écarter un danger dans le fond et dans la forme : traiter cet auteur et cet acteur politique comme de plain-pied avec notre temps, pratiquer une lecture de « familiarité », en réalité propice aux contresens et aussi aux manoeuvres de « recrutement idéologique ». Je ne propose pas non plus de lire Tocqueville comme s'il était un philosophe, prenant place dans la galerie des philosophes du politique, mais comme un théoricien de la démocratie qui se tient en alerte sur les enjeux importants de son époque et qui, pour cela, pratique la comparaison entre la République américaine et la monarchie constitutionnelle française. Mais, insister sur l'historicité de la pensée de Tocqueville n'implique pas de lui attribuer un caractère « périmé ». Il s'agit seulement de comprendre à quelle questions, à quelles options de ses contemporains, sur le terrain des droits individuels et des libertés publiques, il entendait répondre, même si, généralement, il ne nous présente pas ce débat comme tel et de façon explicite dans De la démocratie en Amérique.

  1. En ce qui concerne le contexte à considérer, il faut ajouter qu'il n'y a pas une doctrine libérale en France, au XIXe siècle, mais seulement une culture libérale. La démarche d'investigation que j'ai défendue ailleurs consiste à étudier en priorité les enjeux institutionnels (presse, justice, enseignement, etc.) autour desquels se forment des courants libéraux différenciés et vis-à-vis desquels il pratiquent un débat, parfois très animé. En effet, plus encore que la question de la Révolution et la phase dramatique de la Terreur, la grande préoccupation à laquelle doivent répondre les libéraux français est : que faire des institutions de l'Empire ?2. Or, cette question se pose à eux dans un contexte complexe :Page 396 le sentiment de débâcle (la chute de l'Empire, puis les Cent Jours), l'invasion par les puissances étrangères qui pèse sur les débuts de la Restauration, l'énigme créée par l'autorité de Napoléon, une énigme qui ne va cesser d'interpeller la réflexion de Tocqueville car elle est remise en scène de façon spectaculaire par l'établissement du Second Empire, et enfin une grande richesse mais aussi une grande confusion dans le climat intellectuel entre 1814 et 1830. En somme, les Français, quelles que soient leurs préférences politiques, sont amenés à se poser la question : qui sommes-nous et que voulons-nous après dix années de Révolution, quinze années de pouvoir « despotique » mais stabilisateur - du moins en apparence - des conquêtes de la Révolution, et, au total, six ou sept textes constitutionnels ?

  2. Formant sa pensée de jeunesse vers les années 1825-1830, partant aux Etats-Unis en 1830, juste après la révolution de Juillet, Tocqueville hérite des interrogations qui habitent la période de la Restauration. Il ne le montre cependant pas de façon directe, puisqu'il ne publie rien, à ce moment, qui soit de type « conjoncturel » ; pourtant, dans la distance prise avec la France, c'est bien de son pays qu'il traite dans son ouvrage sur la démocratie américaine, c'est bien à la France qu'il songe en s'embarquant pour l'Amérique avec Gustave de Beaumont3.

  3. Dans un premier temps, on essayera donc d'évaluer la question principale ou les données du problème qui se présentaient au sortir de l'Empire, c'est-à-dire, pour schématiser, un régime prétendant assurer l'ordre post-révolutionnaire, sans accorder de confiance à la liberté. On étudiera ensuite la position adoptée par Tocqueville, qui consiste, à la différence de certains libéraux de son temps (Guizot, l'orléanisme), à défendre avec constance les droits de l'individu, mais aussi les « droits de la société » que l'orléanisme, à la fois, s'approprie et assimile au pouvoir étatique. En d'autres termes, Tocqueville retrouve dans l'interpénétration société/Etat défendue par Guizot un héritage de Napoléon.

  4. Pour conclure, on s'interrogera sur la place et la portée du droit au sein de la pensée de Tocqueville qui se veut en prise sur les enjeux de l'époque : l'importance mais aussi la relativisation du droit vont de pair chez lui.

I Au sortir de l'Empire: les rapports entre la société et l'Etat
  1. La Révolution française ne met pas fin à une certaine conception de l'Etat mais au contraire la revivifie : parce qu'il est celui qui définit l'intérêt général, en est le gardien et en surveille les réalisations, l'Etat est conçuPage 397 comme apte à surmonter toutes les divisions. Il s'agit aussi bien des divisions religieuses (souvenons-nous de l'Edit de Nantes), des conflits entre « factions » (comme on dit sous la Révolution française) et des divergences d'intérêt entre les citoyens et l'administration. D'où l'importance en France de l'Etat administratif et de ce que Napoléon appellera les « masses de granit », destinées à organiser une société qu'il décrit comme sortant « en poussière » de la tourmente révolutionnaire. L'Etat administratif, par différence avec l'Etat du constitutionnalisme4 recherche avant tout l'obéissance et l'uniformité ; il peut promouvoir l'égalité, comme ce fut le cas en France, mais entend définir en dehors de l'avis des citoyens ce qui est bon pour eux. Tandis que l'Etat libéral et constitutionnel s'appuie sur l'initiative individuelle et s'en remet à la répression pour les cas de violation envers la loi, l'Etat administratif préfère les mesures de prévention, indiquant à l'avance, aux individus, ce qu'ils ont à faire. Remplacer la prévention par la répression fut un combat incessant du courant de Constant, Tocqueville et Laboulaye.

  2. En outre, dès la rédaction, en 1789, de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, on voit qu'il existe dans la perspective du légicentrisme français, une forte tension entre l'émancipation de l'individu et l'autorité de l'Etat, et c'est par rapport à cette tension que le libéralisme doit opérer ses choix : jusqu'à quel point convient-il de fortifier les droits individuels en matière d'opinion, de presse, d'associations, de liberté de l'enseignement - mais aussi, au titre des grandes libertés publiques ou garanties du citoyen, la décentralisation, le jury en matière criminelle et la justice administrative ? Le choix fait par les gouvernements de Louis XVIII, dans le cadre de la Charte de 1814, est de garder les institutions de l'Empire, tout en tentant de les assouplir ; c'est aussi le choix des doctrinaires, dont Guizot est le principal théoricien. Ce tournant essentiel pèse sur tout le devenir du libéralisme français, dans ses composantes diverses.

  3. La tension entre droit de la société et droits de l'Etat peut aussi être considérée sous l'angle du droit de juger, dans l'individu et chez le citoyen ; par l'exercice de son jugement, le citoyen contrôlera la façon dont il est gouverné : soit de façon directe, à travers le vote, la presse, la liberté électorale de réunion (dont l'Angleterre offre des exemples très poussés à l'époque), soit de façon médiate, par une responsabilité des ministres effective (grande pierre d'achoppement depuis la Révolution)5. Les gouvernements issus de la Charte se montrent avant tout désireux d'assurer un contrôle par l'Etat, au moyen des préfets et de l'ensemble duPage 398 système administratif, qui pèse sur les formes politiques et sur la société civile6.

  4. Par exemple, le jury criminel, y compris en matière de presse, est une revendication des libéraux, mais la tentation est forte de soumettre la désignation des jurés au choix libre du préfet et du parquet. De même pour la liberté de presse: les trois grandes lois doctrinaires de 1819 abandonnent le système de la censure des journaux, c'est-à-dire l'examen préalable des articles (mesure de prévention), mais, par ailleurs, elles établissent un filtrage sévère parmi ceux qui souhaitent ouvrir un journal, en obligeant à déposer un « cautionnement », en d'autres termes une réserve en capital7. Cette disposition subsistera jusqu'à la fin du XIXe siècle, la loi de 1881 sur la presse y mettant un point final. Or, il faut bien voir que c'est au nom des droits de la société que le groupe doctrinaire introduit le cautionnement dans la législation des journaux : des garanties de solvabilité financière (en prévision de poursuites judiciaires), mais aussi de respectabilité sociale sont par là requises. Le cautionnement en matière de presse est le corrélat du cens en matière électorale.

  5. Il me semble que le grand partage qui s'établit sous la Restauration est entre le courant fondé par Mme de Staël et Benjamin Constant, d'un côté, c'est-à-dire le libéralisme de Coppet, et, par ailleurs, le courant de Guizot, des doctrinaires, ensuite de l'orléanisme. Le concept proposé dans L'individu effacé8, le « droit de juger de son droit », reconnu ou refusé à l'individu, apparaît comme la...

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