La dimension européenne du constitutionnalisme espagnol

AutorJoaquín Varela Suanzes-Carpegna
CargoUniversidad de Oviedo
Páginas231-250

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LA DIMENSION EUROPÉENNE DU

CONSTITUTIONNALISME ESPAGNOL

THE EUROPEAN DIMENSION OF THE SPANISH CONSTITUTIONALISM

Joaquín Varela Suanzes-Carpegna Universidad de Oviedo

SOMMAIRE : I. DE BAYONNE A CADIX : L’EMPREINTE FRANÇAISE. II. LES EXILS, LE TRIENNAT ET LE NOUVEAU CONSTITUTIONNALISME EUROPEEN ; III. LE MIROIR BRITANNIQUE : 1834-1923. IV. LA II REPUBLIQUE ET LE CONSTITUTIONNALISME DE L’ENTRE-DEUXGUERRES. V. LES SOURCES EUROPEENNES DE LA CONSTITUTION DE 1978. BIBLIOGRAPHIE.

Résumé: On examine dans ce travail le développement complexe et varié du constitutionnalisme espagnol (ses textes, ses institutions et ses doctrines) dans le but de le situer dans son contexte comparé, plus particulièrement européen. Entre autres questions sont étudiées ici l’influence décisive de la France révolutionnaire sur la Constitution de Bayonne et celle de Cadix, la réception du constitutionnalisme anglais et français postnapoléonien pendant le Triennat Libéral et les exils sous l’absolutisme fernandin, l’influence de la GrandeBretagne et, dans une moindre mesure, de la Belgique et des Etats-Unis dans l’Espagne constitutionnelle de 1834 à 1923, l’empreinte du constitutionnalisme de l’entre-deux-guerres pendant la II République et, enfin, les sources européennes, surtout allemandes et italiennes, de la Constitution de 1978 actuellement en vigueur. On aborde également la projection internationale de la Constitution de Cadix et, quoique qu’elle fût bien moins importante, de celle de 1931.

Abstract: In this essay the complex and varied development of Spanish Constitutionalism is examined (its texts, institutions and doctrines) with the aim to place it in its compared context, mainly the European. Among other considerations the decisive influence of revolutionary France in the Bayonne constitution and in that of Cadiz, the welcoming of English and Post-Napoleonic French Constitutionalism during the Liberal Triennium and the exiles that existed under the absolutism of Fernando VII, the influence of Great Britain and to a lesser extent Belgium and the U.S.A. in Constitutional Spain from 1834 to 1923, the interwar traces of constitutionalism during the Second Republic and finally the European sources, especially German and Italian of the current constitution of 1978 are studied. The international impact of the Cadiz constitution should not be overlooked nor that of the 1931 Constitution.

Mont-clés: Constitutionnalisme, Espagne, Europe, XIXème et Xème siècles.

Historia Constitucional, n. 14, 2013. http://www.historiaconstitucional.com, págs. 231-250

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Key Words: Constitutionalism, Spain, Europe, XIXth and XXth Centuries

I. DE BAYONNE A CADIX: L’EMPREINTE FRANÇAISE

Pendant le règne de Charles III (1759-1788), débute en Espagne un débat sur la Constitution, suscité par la diffusion de la pensée constitutionnelle, notamment française et anglaise. Les Sociétés des Amis du Pays, la presse, les Universités et les voyages à l’étranger effectués de plus en plus fréquemment par les élites éclairées sont les principales voies de pénétration des nouvelles idées, flux qui connaît, cependant, un certain recul après la prise de la Bastille. Manuel de Aguirre, León Arroyal, Valentín Foronda, Cabarrús et Jovellanos sont quelques-uns des protagonistes de ce premier débat constitutionnel.

Mais ce n’est qu’après l’invasion napoléonienne qu’eut lieu en Espagne le premier essai d’État constitutionnel. La Constitution qui en fut à l’origine ne fut pas la Constitution de Cadix, comme tend généralement à l’affirmer un clair préjugé nationaliste, mais le Statut approuvé dans la Bayonne française le 6 juillet 1808, par lequel on voulut légitimer le nouvel ordre politique créé deux mois auparavant par l’abdication de Charles IV en faveur de Napoléon, lequel, en vertu de sa souveraineté, désigna peu après son frère Joseph Roi des Espagnes et des Indes.

Dans la rédaction de ce Statut intervint une assemblée de notables espagnols (que l’on appelle « afrancesados » ou, pour être plus exact, « joséphins »), qui, étant majoritairement attachés au despotisme éclairé, comme l’influent Azanza, voyaient dans l’occupation militaire française une possibilité de moderniser la monarchie espagnole en évitant les dangers de la révolution. La marge de manœuvre de cette assemblée fut, certes, très étroite, car au bout d’une seule semaine de débat, elle se borna à approuver un texte préalablement rédigé par Maret et par Napoléon lui-même, dans lequel ne furent introduites que quelques réformes destinées à lui donner un vernis espagnol. Le principal modèle du Statut fut la Constitution française de l’an VIII, en accord avec les innovations qu’avait introduites le Sénatus-Consulte de l’an XII (1804). C’était ce modèle, sans les innovations, qui avait déjà été implanté sur d’autres territoires sous domination napoléonienne, comme la Hollande, Naples, la Westphalie et le Grand Duché de Varsovie.

Le Statut était inspiré par le principe monarchique, qui était explicitement repris dans son préambule : « au nom de Dieu Tout-puissant : Don Josef Napoléon, par la grâce de Dieu, Roi des Espagnes et des Indes : après avoir entendu l’Assemblée Nationale… Nous avons décrété et décrétons la présente Constitution. » En cohérence avec ce principe, la majorité de l’Assemblée de Bayonne conçut le Statut comme une charte octroyée, qui émanait exclusivement de la volonté royale. Seule une minorité soutint son caractère pactisé, davantage en accord avec le droit public espagnol traditionnel, que semblait même reprendre le préambule dans la définition de la nouvelle norme en tant que « loi fondamentale » et en tant que fondement d’un pacte qui unissait réciproquement les « peuples » avec le Roi. Mais ces formules ne

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désignaient nullement l’accord entre deux sujets en apparence cosouverains, mais le Roi en tant qu’unique souverain et ses sujets, dans une conception quasi patrimoniale de l’État, au centre duquel le Statut plaçait le monarque, assisté par des Cortès articulées avec la société d’ordres et purement consultatives.

En dépit de son caractère autoritaire, le Statut reconnaissait la liberté individuelle face aux arrestations arbitraires, la liberté de presse, l’égalité fiscale et des fors, l’inviolabilité du domicile, l’abolition de la torture, la suppression des privilèges et l’avancement des fonctionnaires en accord avec leur mérite et leur capacité. La protection de la liberté individuelle et de la liberté de presse était placée sous la tutelle du Sénat, qui, en dépit de son nom, n’était pas un organe législatif, mais un autre organe consultatif du Roi, qui se voyait également confiée, en conformité avec ce qu’avait soutenu Sieyès, la défense de la Constitution, en vertu de quoi il pouvait contrôler le travail des Secrétaires d’État, qui étaient librement désignés et destitués par le monarque.

Le Statut de Bayonne ne fut appliqué que dans l’Espagne occupée par les Français et, en fait, de façon très imparfaite, en raison de la guerre. En outre, son article 143 prescrivait la progressive entrée en vigueur de cette Constitution au moyen d’édits royaux successifs qui ne purent jamais être approuvés. En réalité, bien que son prudent autoritarisme réformiste ait inspiré ensuite le secteur le plus conservateur du libéralisme espagnol, la principale contribution du Statut de Bayonne à l’histoire de l’Espagne fut d’avoir incité l’approbation de la Constitution de 1812, son contrepoint « patriotique » et libéral.

Cette Constitution fut élaborée, au milieu des canonnades françaises, par les Cortès réunies d’abord dans l’Île de Léon à partir du 24 septembre 1810 puis quelques mois plus tard à Cadix, la ville la plus libérale et la plus cosmopolite d’Espagne. Une fois écarté le modèle constitutionnel des EtatsUnis d’Amérique, qui, tout au plus et en partie, pouvait séduire quelques députés venant de l’Amérique espagnole, seuls deux modèles constitutionnels, sur lesquels reposa principalement le processus constituant, étaient valables aux yeux des députés libéraux : le modèle britannique et le modèle français de 1789-1791. Les libéraux tenaient en haute estime quelques aspects du modèle britannique, comme le Jury et la liberté de Presse, mais certains autres leur semblaient incompatibles avec leur projet révolutionnaire, comme l’extension de la prérogative royale (on connaissait mal alors le transfert du pouvoir de la Couronne à un cabinet responsable devant la Chambre des Communes) et le caractère aristocratique de la Chambre des Lords. Les députés libéraux espagnols n’étaient donc guère anglophiles, contrairement à Jovellanos qui, dès l’invasion française, avait été partisan d’établir en Espagne une monarchie semblable à celle de Grande-Bretagne, la grande alliée contre Napoléon, en accord avec les suggestions de Lord Holland et de son collaborateur le docteur Allen. Cette alternative anglophile fut également défendue par José María Blanco-White dans les pages de El Español, publié à Londres, encore que l’anglophilie constitutionnelle de Blanco-White ait été plus conforme à la réalité britannique que dans le cas de Jovellanos.

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En réalité, les idées fondamentales d’Argüelles, Toreno et Juan Nicasio Gallego, pour ne mentionner que quelques députés libéraux illustres, provenaient du droit naturel rationaliste (Locke, Rousseau, Sieyès), de Montesquieu, une autorité également pour les députés realistas, surtout en raison de sa doctrine des corps intermédiaires, ainsi que de la culture encyclopédiste (Voltaire, Diderot). Cette influence étrangère se joignit à celle de l’historicisme nationaliste médiévalisant, par lequel on cherchait à articuler les nouvelles idées constitutionnelles avec les codes médiévaux des royaumes hispaniques, comme l’affirmait le discours préliminaire de la Constitution de 1812, rédigé par Argüelles sous l’influence de Martínez Marina. Dans certains cas, comme celui des ecclésiastiques...

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