Les attaques dirigées contre les dispositions de la Charte de la langue française portant sur l’admissibilité à l’enseignement en anglais dans les affaires Solski/Casimir et Gosselin

AutorJosé Woehrling
CargoProfesseur titulaire de droit public, Université de Montréal
Páginas105-163

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Introduction

Les affaires1 Solski/Casimir et Gosselin constituent le cadre d’attaques concertées dirigées contre les articles de la Charte de la langue française (ou Loi 101)2 régissant l’admissibilité à l’enseignement en langue anglaise. Le but est de faire invalider certaines de ces dispositions comme incompatibles, soit avec la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte canadienne),3 soit avec la Charte des droits et libertés de la personne (la Charte québécoise),4 et d’obtenir ainsi un élargissement des règles d’admissibilité à l’enseignement en anglais.

Dans le cas de la contestation fondée sur la Charte québécoise (l’affaire Gosselin), les requérants ont été déboutés autant en Cour supérieure qu’en Cour d’appel du Québec et il est peu probable que la Cour suprême du Canada adopte une position différente.

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Dans le cas de la contestation fondée sur la Charte canadienne (l’affaire Solski, devenue devant la Cour suprême l’affaire Casimir), les requérants ont eu gain de cause en Cour supérieure du Québec, la décision de cette dernière ayant cependant été infirmée, à l’unanimité, par la Cour d’appel du Québec. Étant donné cette division des opinions aux deux premiers degrés de juridiction, tenant compte également de la plus grande complexité des problèmes juridiques soulevés, il est plus difficile de prévoir quel sera le jugement de la Cour suprême du Canada.

I La contestation du paragraphe 73 (2) de la Charte de la langue française sur le fondement du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne
A Les dispositions en cause de la Loi 101 et de la Charte canadienne

Il faut commencer par rappeler l’énoncé des dispositions en cause de la Loi 101 et de la Charte canadienne. Dans l’affaire Solski/Casimir, les requérants contestent plus particulièrement la constitutionnalité de l’exigence relative à «la majeure partie de l’enseignement» contenue dans le paragraphe 73 (2) de la Loi 101. Pour une meilleure compréhension des problèmes soulevés, il est utile de retracer la genèse et l’histoire législative de cette exigence.

1) L’énoncé actuel des dispositions en cause

Charte de la langue française:

Art. 72. L’enseignement se donne en français dans les classes maternelles, dans les écoles primaires et secondaires sous réserve des exceptions prévues au présent chapitre.

Cette disposition vaut pour les organismes scolaires au sens de l’Annexe et pour les établissements d’enseignement privé agréés aux fins de subventions en vertu de la Loi sur l’enseignement privé (chapitre E-9.1), en ce qui concerne les services éducatifs qui font l’objet d’un agrément.

[...]

Art. 73. Peuvent recevoir l’enseignement en anglais, à la demande de l’un de leurs parents:

  1. les enfants dont le père ou la mère est citoyen canadien et a reçu un enseignement primaire en anglais au Canada, pourvu que cet ensei-Page 108gnement constitue la majeure partie de l’enseignement primaire reçu au Canada;

  2. les enfants dont le père ou la mère est citoyen canadien et qui ont reçu ou reçoivent un enseignement primaire ou secondaire en anglais au Canada, de même que leurs frères et sœurs, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l’enseignement primaire ou secondaire reçu au Canada;

[...]

Charte canadienne des droits et libertés:

Art. 23 (1) Les citoyens canadiens:

a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,

b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province, ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

(2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.

[...]

Conformément à l’article 59 de la Loi constitutionnelle de 1982, dont la Charte canadienne est la Partie I, le paragraphe 23 (1) a), qui est en vigueur pour les autres provinces et pour les territoires depuis 1982, ne s’appliquera au Québec qu’après autorisation de l’assemblée législative ou du gouvernement du Québec (autorisation qui n’a pas été donnée à ce jour).

2) L’histoire législative des dispositions de la Loi 101 relatives à la «majeure partie de l’enseignement reçu»

Dans leur version originale, les dispositions de la Loi 101 sur l’admissibilité à l’enseignement en anglais se lisaient notamment comme suit:

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73. Par dérogation à l’article 72, peuvent recevoir l’enseignement en anglais, à la demande de leur père ou de leur mère,

c) les enfants dont le père ou la mère a reçu au Québec, l’enseignement primaire en anglais,

d) [...]

e) les enfants qui, lors de leur dernière année de scolarité au Québec, avant l’entrée en vigueur de la présente loi, recevaient légalement l’enseignement en anglais dans une classe maternelle publique ou à l’école primaire ou secondaire,

f) les frères et sœurs cadets des enfants visés au paragraphe c.

L’alinéa 73 (a) constituait ce qu’on a appelé plus tard la «clause Québec». Les alinéas 73 (c) et (d) avaient un caractère transitoire en faisant en sorte que puissent recevoir l’enseignement public en anglais les enfants qui, lors de leur dernière année de scolarité au Québec avant l’entrée en vigueur de la loi (le 26 août 1977), recevaient légalement l’enseignement en anglais dans une classe maternelle publique ou à l’école primaire ou secondaire, ainsi que les frères et sœurs cadets de ces enfants. Cette disposition poursuivait un double but. D’une part, elle consacrait certains droits acquis au moment de l’entrée en vigueur de la loi. D’autre part, elle visait à assurer l’homogénéité linguistique des familles dont un enfant recevait légalement l’enseignement en anglais au moment de l’entrée en vigueur de la loi, en permettant à ses parents de faire instruire leurs autres enfants, plus jeunes, dans la même langue, et cela même dans les cas où ils n’auraient pas autrement eu le droit de le faire suite à la modification des règles d’admissibilité introduites par la Loi 101.

En 1977, dans l’affaire Campisi, la Cour supérieure est venue interpréter l’expression «a reçu au Québec, l’enseignement primaire en anglais» à l’alinéa 73 (a) de la Loi 101 comme signifiant avoir reçu «son enseignement complet», ce qui avait évidemment pour effet de rendre l’exigence plus restrictive que si l’expression avait été interprétée comme exigeant une partie seulement de l’enseignement.5 Il faut noter que le juge Deschênes, qui a rendu le jugement, a justifié cette interprétation en soulignant que le principe de la loi, énoncé à l’article 72, était que l’enseignement se donnait en français, et que l’alinéa 73 (a), dans la mesure où il créait une exception à ce principe, devait être interprété restrictivement.

En 1982, le Constituant adopte la Charte canadienne, dont l’article 23Page 110 garantit le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité, anglophone ou francophone, à trois catégories de bénéficiaires: les citoyens canadiens dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité (paragraphe 23 (1), non en vigueur au Québec); les citoyens canadiens qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais, au Canada (paragraphe 23 (2) a): critère du dossier scolaire des parents); les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada (paragraphe 23 (2) b): critère du dossier scolaire des enfants). Les deux derniers paragraphes ont été sciemment formulés pour contrer les dispositions de la Loi 101. Tout en intégrant à la définition des ayants droit le critère du dossier scolaire contenu dans cette dernière, ils en élargissent la portée. Pour ce qui est du situs de l’enseignement reçu par les parents, le paragraphe 23 (1) a) substitue l’ensemble du Canada au Québec («clause-Canada»). Pour ce qui est de l’enseignement reçu par les enfants, le paragraphe 23 (2), dans la mesure où il utilise l’expression «a reçu ou reçoit son instruction», transforme une disposition transitoire, qui était destinée à reconnaître uniquement les droits acquis à la date d’entrée en vigueur de la Loi 101, en une disposition d’application permanente, destinée à faire naître de nouveaux droits à l’avenir. De même, le paragraphe 23 (2), contrairement à l’alinéa 73 (d) de la Loi 101 qui ne visait que les frères et sœurs cadets, bénéficie à la fratrie tout entière, peu importe l’ordre des frères et sœurs par rapport à l’enfant qui a reçu ou reçoit l’instruction en anglais.

En 1983, les dispositions originales de la Loi 101 s’appliquant toujours dans la mesure où la contestation de leur validité sur la base de l’article 23 de la Charte canadienne n’avait pas encore abouti, le législateur québécois a apporté une modification à l’alinéa 73 (a) pour établir que l’enseignement en anglais devait constituer la «majeure partie de l’enseignement reçu»,6 ce qui avait donc pour objet et pour effet d’élargir les conditions d’admissibilité à l’école anglaise par rapport à l’interprétation qui avait été donnée par le juge Deschênes à la formulation originelle de la disposition.

Ce n’est qu’en 1984, dans l’arrêt Quebec Association of Protestant School Boards, que la Cour suprême a déclaré l’article 73 de la Loi 101 inopérant dans la mesure de son incompatibilité avec l’article 23 de la Charte canadienne.7

En 1993, le gouvernement du Québec faisait adopter une série de mo-Page 111difications à la Loi 101 pour la mettre en harmonie avec cette décision et d’autres arrêts de la Cour suprême en matière linguistique.8 L’ensemble des critères d’admissibilité à l’enseignement en anglais figurant aux paragraphes 23 (1) b) et 23 (2) de la Charte canadienne a été repris dans l’article 73 de la Loi 101, en y ajoutant la condition que l’enseignement reçu par les parents ou par les enfants devait constituer «la majeure partie de l’enseignement reçu». Dans l’affaire Solski/Casimir, la principale question juridique soulevée consiste à déterminer si cette exigence constitue une modalité que le législateur québécois était en droit de prévoir pour la mise en œuvre de l’article 23 de la Charte canadienne ou une restriction des droits garantis par celui-ci, et dans ce deuxième cas si cette restriction est justifiable et raisonnable.

B Les problèmes soulevés par l’interprétation du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne

Depuis l’entrée en vigueur de la Charte canadienne, l’interprétation du paragraphe 23 (2) de la Charte a suscité des interrogations en doctrine, des difficultés dans la pratique administrative au Québec et des décisions de jurisprudence concernant son interprétation et son application. Ces problèmes et difficultés amènent à rechercher les intentions du Constituant avec l’adoption de cette disposition dans l’histoire législative et les travaux préparatoires de celle-ci.

1) L’opposition soulignée par la doctrine entre l’interprétation littérale du paragraphe 23 (2) et l’objet général de l’article 23 de la Charte canadienne

Avant même que les tribunaux n’aient l’occasion d’appliquer et d’interpréter le paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne, la doctrine avait identifié certains problèmes soulevés par cette disposition en soulignant que son interprétation littérale était susceptible de la mettre en opposition avec l’objet et l’économie générale de l’article 23. Comme on le constatera, le consensus en doctrine est à l’effet que, dans cette mesure, l’interprétation littérale devrait être écartée au profit d’une interprétation selon l’objet général de l’article 23.

Ainsi, nous avions nous même souligné dès 1984 que l’interprétationPage 112 littérale du paragraphe 23 (2) pourrait entraîner des conséquences illogiques, et néfastes pour la politique linguistique du Québec:

La deuxième disposition dont l’impact potentiel sur la Loi 101 est difficile à évaluer se trouve à l’article 23 (2) de la Charte constitutionnelle. À première vue il s’agit pourtant d’un principe fort raisonnable, qui se trouve d’ailleurs dans la Loi 101 elle-même, à savoir celui de la préservation de l’intégrité linguistique des familles. Cependant, alors que les alinéas (c) et (d) de l’article 73 de la Loi 101 ont un caractère transitoire, l’article 23 (2) de la Constitution est d’application permanente. En outre, l’usage de l’indicatif présent “reçoit” dans cet article peut avoir des conséquences insoupçonnées. En effet, si l’on interprète la disposition au pied de la lettre, elle a pour conséquence de permettre, par exemple, à un immigrant naturalisé, quelle que soit son origine nationale ou sa langue maternelle, d’envoyer l’un de ses enfants à l’école privée anglaise au Québec (exclue de l’application de la Loi 101 par l’article 72 de celle-ci) et d’envoyer simultanément tous ses autres enfants à l’école publique anglophone. La même chose est au demeurant vraie pour les francophones du Québec eux-mêmes. Un Québécois francophone (ou un immigrant naturalisé) aurait le loisir d’envoyer l’un de ses enfants étudier en Ontario, pour un temps déterminé, pour obtenir ipso facto le droit d’inscrire tous ses enfants, de façon permanente, à l’école publique anglaise au Québec. [...] D’aucuns pourront opposer que cette interprétation “pessimiste” de l’article 23 (2) est outrancière et que les tribunaux la rejetteront en s’appuyant sur l’intention des rédacteurs de la Constitution, laquelle diront-ils n’était pas de mettre en place un système d’accès à l’école anglaise qui équivaut, à toutes fins utiles, au libre choix.

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Et nous revenions sur le sujet dix ans plus tard, en suggérant des arguments permettant d’éviter une interprétation littérale du paragraphe 23 (2) en insistant davantage sur l’économie générale de l’article 23 et l’objet de cette disposition:

«Il est vrai que les tribunaux pourraient sans doute refuser d’adopter une interprétation aussi large de l’article 23 (2) en s’appuyant sur l’intention du Constituant, qui ne semble pas avoir été de permettre qu’on obtienne par le biais de cette disposition des résultats qui iraient à l’encontre de l’esprit de la «clause-Canada» de l’alinéa 23 (1) b).»10

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En 1985, dans un commentaire de l’arrêt Quebec Association of Protestant School Boards, le Professeur Daniel Proulx soulignait lui aussi les problèmes potentiels soulevés par le paragraphe 23 (2), tout en étant d’avis qu’il faudrait retenir une interprétation selon l’objet général de l’article 23:

«Bien que directement inspiré de l’article 73 de la Loi 101, le paragraphe 23 (2) a été rédigé de manière un peu relâchée, ce qui ne sera pas sans causer des litiges. L’objet de ce paragraphe semble être, à sa face même, d’éviter à une famille que ses membres reçoivent une éducation dans des systèmes scolaires différents. On avait sûrement à l’esprit la protection des droits acquis des allophones québécois. Mais visait-on également les familles québécoises qui, bien que francophones, choisissent délibérément en déménageant dans une autre province d’envoyer leur premier enfant à l’école anglaise et qui, de retour au Québec, désirent que tous leurs enfants aillent également à l’école de la minorité, même s’ils n’ont pas encore commencé leurs études et qu’en fait, ce sont au Québec des enfants faisant partie de la majorité? Visait-on également la «protection» des parents francophones de Hull qui peuvent envoyer un de leurs enfants faire une année d’étude en anglais dans une école d’Ottawa afin d’habiliter tous les membres de cette famille francophone à exiger l’instruction en anglais au Québec? À notre avis, voilà un autre exemple d’un cas où la lettre de la loi doit être interprétée selon son objet, lequel est de procurer à la minorité d’une province des droits linguistiques en milieu scolaire et de protéger certains droits acquis dans une optique d’unité familiale. Autrement, une interprétation littérale stricte conduirait à détourner complètement l’article 23 de son objet véritable que le titre révèle bien: «Droits à l’instruction dans la langue de la minorité».»11

Enfin, il faut citer l’opinion du Professeur Pierre Foucher, qui est probablement plus significative encore, car cet auteur, qui écrit dans la perspective de la défense des intérêts des minorités francophones vivant au Canada anglais, prône habituellement dans ses écrits une interprétation de l’article 23 de la Charte canadienne destinée à reconnaître à cette disposition l’interprétation la plus large et la plus libérale possible. Or, voici ce qu’écrit le Professeur Foucher en ce qui concerne le paragraphe 23 (2):

Si cela s’avérait exact, le paragraphe 23 (2) ouvrirait l’accès à l’instruction dans la langue de la minorité à des personnes n’ayant aucun lien cultu-Page 114rel, si ténu soit-il (comme au cas du paragraphe 23 (1)), avec celle-ci. Il suffirait que l’un des enfants ait fait quelques semaines d’études dans la langue de la minorité, à n’importe quel niveau, pour que cet enfant et tous ses frères et sœurs deviennent admissibles à ladite instruction puisque l’un d’entre eux, reçoit son instruction dans la langue de la minorité. Un tel résultat va, selon nous, à l’encontre de l’objet de l’article 23. Il nous paraît donc qu’il faille admettre certaines limites raisonnables à un accès aussi total et absolu, sous peine de détacher complètement le paragraphe 23 (2) de l’ensemble de la disposition. Ces limites pourraient concerner un nombre minimal d’études préalables dans la langue de la minorité (possiblement la même norme que pour le paragraphe 23 (1)) [précédemment, dans le même texte, à la p. 953, le Professeur Foucher avait déjà suggéré d’interpréter le paragraphe 23 (1) b) —contenant le critère du dossier scolaire des parents, comme n’exigeant pas que toute l’instruction primaire ait été reçue en français ou en anglais, mais seulement une partie substantielle de celle-ci] ou l’exigence que ces études aient été consécutives— puisqu’il s’agit de préserver ici les droits acquis et la continuité dans la famille.

(Nous soulignons).12

Comme on le constate, une des propositions qui était faite par le Professeur Foucher pour mieux concilier le sens du paragraphe 23 (2) avec l’objet général de l’article 23 était de l’interpréter comme admettant implicitement certaines limites raisonnables, par exemple l’exigence qu’une durée minimale —ou une partie substantielle— de l’enseignement préalable ait été reçue par un enfant dans la langue de la minorité pour conférer à ses parents le droit de continuer à le faire instruire, ainsi que ses frères et sœurs, dans cette langue.

Un tel critère est évidemment très proche de celui de la «majeure partie de l’enseignement» contenu dans le paragraphe 73 (2) de la Loi 101. Néanmoins, l’on peut souligner dès maintenant que le critère de la majeure partie, dans la mesure où il est mis en œuvre de façon mathématique, ne laisse pas de marge d’appréciation à celui qui est appelé à l’appliquer et peut, dans des cas limites, comme celui où l’instruction a été reçue pour moitié dans une langue et pour moitié dans l’autre, entraîner des résultats qui pourront sembler injustes ou trop mécaniques. Par ailleurs, ce même critère est également susceptible d’une application pouvant sembler trop laxiste. On verra plus loin que les personnes désignées, chargées de vérifier l’admissibilité à l’enseignement en anglais sous le régime de la Loi 101, considèrent qu’il suffit que la première année du primaire ou la premièrePage 115 année du secondaire ait été passée dans une école anglaise pour satisfaire le critère de la majeure partie. Le fait d’exiger plutôt une «partie substantielle», en laissant à l’autorité chargée d’appliquer un tel critère une certaine marge de discrétion l’autorisant à juger du caractère raisonnable d’une demande, permettrait d’éviter chacune des deux conséquences mentionnées, si l’on jugeait qu’elles sont indésirables.

2) Les problèmes révélés par la pratique administrative dans l’application du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne au Québec

Dans l’affaire Solski en Cour supérieure,13 les requérants ont mis en preuve la pratique administrative suivie dans l’application du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne depuis 1984, date à laquelle le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Association of Protestant School Boards a obligé le Québec à mettre en œuvre cette disposition constitutionnelle.

La Cour supérieure note qu’entre 1984 et 1993, avant l’adoption de la Loi 86 en 1993, les fonctionnaires québécois devaient décider du droit à l’instruction en anglais des enfants des parents qui le revendiquaient directement en fonction de l’article 23 de la Charte canadienne, c’est-à-dire sans avoir à tenir compte de l’exigence relative à la majeure partie de l’enseignement reçu en ce qui concerne l’application du paragraphe 23 (2).

Selon la preuve présentée à la Cour (il s’agit principalement du témoignage de M. Michel Mailhot qui a exercé des fonctions de direction au ministère de l’Éducation, d’abord en coordination de la gestion des programmes correspondant à l’application du Chapitre VIII de la loi québécoise, puis à titre de directeur de l’enseignement privé, et qui a pris sa retraite depuis 1999), cette situation a entraîné ce que la juge Grenier qualifie de «flottement décisionnel»:

L’interprétation du mot “reçoit” du par. 23 (2) donnait lieu à un véritable flottement décisionnel. Trois types d’interprétation prévalaient. Certains fonctionnaires exigeaient que le revendicateur du droit prévu au par. 23(2) démontre que son enfant avait poursuivi la majorité de ses études antérieures en anglais. D’autre part, certains décideurs limitaient l’exigence à la dernière année d’études poursuivie en anglais alors que d’autres se déclaraient satisfaits lors que les parents démontraient que l’enfant était inscrit à l’école anglaise au moment de l’introduction de la demande

(paragraphe 141).

En 1991, afin de mettre fin à une certaine forme d’incohérence déci-Page 116sionnelle, le ministère de l’Éducation émettait une directive (pièce I-21) dans laquelle il précisait que la norme applicable était celle de la majeure partie des études. Certains fonctionnaires refusèrent carrément de se soumettre à cette directive en continuant de délivrer des certificats d’admissibilité aux enfants qui étaient inscrits à l’école anglaise au moment où les parents faisaient la demande

(paragraphe 142).

Le 12 juin 1991, n’arrivant pas à créer l’unanimité au sein du personnel chargé de traiter des demandes d’admissibilité, le ministère de l’Éducation émettait une nouvelle directive (pièce I-22) dans laquelle il omettait délibérément de préciser un critère d’application eu égard au par. 23(2) de la Charte canadienne

(paragraphe 143).

L’adoption de la Loi 86 a clarifié la situation en imposant clairement aux décideurs d’appliquer le critère de la majeure partie de l’enseignement reçu. Cependant, ce critère a été mis en oeuvre d’une manière qui, comme nous l’avons déjà souligné, permettait néanmoins un passage assez facile à l’école subventionnée anglaise à des enfants de parents désireux de les y faire admettre, mais ne remplissant pas les conditions de la clause-Canada. En effet, comme le souligne encore la Cour supérieure dans l’arrêt Solski:

[l]es personnes désignées en charge de l’application de cette disposition sont d’avis que l’emploi du ou entre les mots primaire et secondaire est disjonctif. Il découle de cette interprétation que pour se qualifier au sens du paragraphe 73, 2, il suffit de démontrer que l’enfant a fait sa première année au primaire ou au secondaire dans une école anglaise privée non subventionnée. S’il n’a pas fait d’autres études que cette première année au primaire ou au secondaire, les autorités gouvernementales considèrent qu’il a suivi la majeure partie de son instruction en anglais au sens de l’article 73

(paragraphe 150).

En outre, avant que le gouvernement du Québec ne fasse adopter en 2002 une modification à la Loi 101 (Loi 104)14 venant mettre fin à cette situation, les études effectuées en anglais par un enfant dans une école privée non subventionnée au Québec (ou ailleurs au Canada) pouvaient légalement servir à le rendre admissible, ainsi que ses frères et sœurs, à l’école publique ou privée subventionnée de langue anglaise. Dès lors, un séjour d’un an dans une école privée anglaise non subventionnée, dans les conditions qui viennent d’être mentionnées, pouvait légalement servir de «passage» vers l’école subventionnée anglaise au Québec pour un enfant, ainsi quePage 117 ses frères et sœurs (et plus tard leurs propres enfants et descendants, par l’entremise de la clause-Canada) de parents ne remplissant pas les conditions prévues par les autres dispositions de la Loi 101 ou, même, de l’article 23 de la Charte canadienne. Selon le témoin Michel Mailhot, certaines écoles remplissaient ce rôle de «passage» en se spécialisant uniquement dans le primaire puisqu’une grande partie de leur clientèle se dirigeait vers le secteur public dès la deuxième année (paragraphe 151).

Selon la preuve déposée par le Procureur général du Québec dans l’affaire Nguyen devant le Tribunal administratif du Québec,15 dans laquelle était contestée la validité de la Loi 104 adoptée en 2002, le phénomène des demandes de certificats d’admissibilité à l’enseignement en anglais en provenance de demandeurs qui n’auraient pas autrement pu y être admis en vertu de la Loi 101, mais dont un enfant fréquentait un établissement d’enseignement privé non subventionné de langue anglaise, a connu un accroissement constant et important à partir de 1998. Jusqu’en 1989, un nombre relativement peu élevé d’élèves (454) sont devenus admissibles à l’enseignement en anglais au Québec par leurs études effectuées dans un établissement privé non subventionné de langue anglaise. Ces enfants ont également rendu admissibles leurs frères et soeurs (154), soit un total de 608 enfants. En 1990, 150 enfants ont été déclarés admissibles à l’école anglaise sur le fondement de leurs études dans une école privée non subventionnée et ces enfants ont également rendu admissibles leurs 53 frères et soeurs. Soit un total de 203 enfants. En 2000, cinq ans plus tard, 516 enfants étaient déclarés admissibles à l’enseignement en anglais par leurs études dans une école privée subventionnée, et 442 de leurs frères et soeurs le devenaient également. Soit un total de 958 enfants. En 2002, la dernière année pour laquelle les résultats sont disponibles, 723 enfants ont été déclarés admissibles à l’enseignement en anglais à la suite d’études dans une école privée non subventionnée et ces enfants ont rendu admissibles 650 frères et soeurs. Soit un total de 1373 enfants. Entre 1998 et 2002, 4950 enfants ont donc été déclarés admissibles à l’enseignement en anglais dans les écoles publiques et privées subventionnées au Québec à la suite d’études effectuées dans une école privée non subventionnée de langue anglaise.

L’examen de la pratique administrative suivie au Québec dans l’application du paragraphe 23 (2) nous permet donc de constater que l’usage abusif de cette disposition pour obtenir l’admissibilité à l’école publique ou privée subventionnée anglaise, dans le cas d’enfants de parents ne rem-Page 118plissant pas les conditions de la clause-Canada, était rendu possible par la combinaison de plusieurs facteurs, certains propres au paragraphe 23 (2) lui-même, d’autres à la Loi 101, d’autres enfin relevant de la pratique administrative des fonctionnaires chargés de l’application de celle-ci:

— l’emploi de l’indicatif présent «reçoit» au paragraphe 23 (2) permet de prétendre que cette disposition crée le droit à l’admissibilité à l’école subventionnée anglaise pour un enfant et ses frères et soeurs dès le moment où cet enfant est inscrit à une école anglaise (ou du moins après une très courte période); cependant, nous verrons que cette interprétation n’est pas la seule possible, ni celle qu’il convient de privilégier à notre avis;

— la Loi 101, avant la modification de 2002, permettait que les études effectuées en anglais par un enfant dans une école privée non subventionnée au Québec puissent légalement servir à le rendre admissible, ainsi que ses frères et sœurs, à l’école publique ou privée subventionnée de langue anglaise au Québec;

— les fonctionnaires chargés de l’application de la loi interprètent l’exigence relative à la majeure partie de l’enseignement comme remplie dès lors qu’un enfant a reçu la première année du primaire ou du secondaire en anglais.

De tous ces facteurs, le plus important était celui de la légalité du passage par l’école privée non subventionnée au Québec pour accéder à l’école subventionnée. Si cette possibilité disparaît, le seul «passage» vers cette école pour des enfants de parents ne remplissant pas les conditions de la clause-Canada réside dans le fait de les envoyer dans une école anglaise publique ou privée, subventionnée ou non, située en dehors du Québec, pour obtenir par l’entremise du paragraphe 23 (2) le droit de les inscrire à l’école anglaise subventionnée au Québec, soit au bout d’un certain temps, si la condition relative à la majeure partie est maintenue dans la Loi 101, soit instantanément, si cette condition devait être abandonnée. Mais, dans les deux cas, l’obligation de déplacement de l’enfant (et le cas échéant du reste de la famille) ailleurs au Canada constitue une barrière psychologique et matérielle considérable, d’autant plus dissuasive que le déplacement devra se prolonger. On peut penser que le phénomène de l’obtention du droit d’admissibilité à l’école publique anglaise par des parents ne remplissant pas les conditions de la clause-Canada aura dans une telle hypothèse une importance limitée.

C’est sans doute à la lumière de pareilles considérations que le législa-Page 119teur québécois a modifié l’article 73 de la Loi 101 en 2002 pour supprimer la possibilité d’invoquer l’enseignement en anglais reçu dans une école privée non subventionnée au Québec afin d’obtenir l’admissibilité à l’école anglaise subventionnée. Cette modification a été contestée dans l’affaire Nguyen, mais considérée comme valide par le Tribunal administratif du Québec. Même si la Cour suprême n’est pas actuellement saisie de la validité de la modification de 2002, la décision qu’elle rendra dans l’affaire Solski pourrait, selon les positions qui seront adoptées par le tribunal sur certaines des questions soulevées, directement ou indirectement en trancher le sort.

Quant à l’exigence relative à la majeure partie de l’enseignement figurant au paragraphe 73 (2) de la Loi 101, elle a été maintenue par le législateur québécois en 2002 et sa validité est précisément en cause dans l’affaire Solski. Pour les raisons qui viennent d’être mentionnées, cette question conserve de l’importance, mais cette importance est moindre qu’auparavant, du moins si la modification de 2002 est valide, puisque celle-ci a fait disparaître le facteur qui facilitait le plus l’utilisation abusive du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne.

3) L’interprétation du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Abbey

Les premières décisions judiciaires dans lesquelles les problèmes d’interprétation du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne ont été soulevées d’une façon directement pertinente pour sa mise en oeuvre au Québec sont celles de la Cour divisionnaire et de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Abbey.16 Ces décisions permettent de constater comment les tribunaux ont traité deux arguments que l’on pourrait songer à invoquer contre les prétentions des requérants dans l’affaire Solski. Selon le premier, pour bénéficier des droits garantis par l’article 23, il ne suffit pas de remplir les critères contenus dans cette disposition, mais il faut encore appartenir linguistiquement et culturellement à la minorité de langue anglaise ou française. Selon le deuxième argument, le paragraphe 23 (2) ne créerait pas de droits différends de ceux du paragraphe 23 (1), mais ne ferait qu’assurer la «continuité» de ces derniers. C’est-à-dire, en dehors du Québec, les droits des personnes répondant au critère de première langue apprise et encore comprise ou de la langue d’instruction reçue par les pa-Page 120rents et, au Québec, les personnes répondant uniquement au deuxième critère.

Dans cette affaire, la requérante, Susan Abbey était une mère résidant en Ontario, ayant pour langue maternelle l’anglais et ayant reçu son instruction, au niveau primaire, en anglais. Elle ne remplissait donc ni le critère de la première langue apprise et encore comprise du paragraphe 23 (1) a) de la Charte canadienne, ni celui de l’instruction reçue par le parent de la clause-Canada du paragraphe 23 (1) b), et l’on peut sans nul doute affirmer qu’elle appartenait, linguistiquement et culturellement, à la majorité anglophone de l’Ontario. Cependant, comme la loi ontarienne permettait au comité d’admission d’une école de la minorité francophone d’admettre des enfants de parents non qualifiés aux termes de l’article 23 (1), les enfants de la requérante, dont la langue maternelle était également l’anglais, avaient pu recevoir, en bénéficiant d’une telle autorisation, «pratiquement toute leur instruction» (selon les termes utilisés par la Cour d’appel) au niveau primaire dans des écoles de langue française. Jusqu’en 1996, les conseils d’écoles publiques locaux avaient fourni cet enseignement aux enfants de la requérante aux termes d’une entente conclue avec les conseils d’écoles séparées (dans lesquelles l’enseignement se donne en français). Après un déménagement dans un autre comté, Mme Abbey avait du inscrire ses enfants dans une école anglaise qui offrait des cours d’immersion en français. Étant donné leurs difficultés d’adaptation, elle avait demandé aux autorités scolaires compétentes de les inscrire à l’école française de la localité où ils résidaient, pour se voir opposer un refus. Mme Abbey avait alors contesté cette décision en invoquant le paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne.

La Cour divisionnaire a rejeté la requête, en retenant précisément les deux arguments mentionnés précédemment. Elle a, en premier lieu, jugé que les droits énoncés au paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne bénéficient uniquement aux personnes faisant partie de la minorité de langue française de l’Ontario. En second lieu, en s’appuyant sur le libellé de la note marginale du paragraphe 23 (2) («continuité d’emploi de la langue d’instruction - Continuity of language instruction»), la Cour divisionnaire a considéré que le paragraphe 23 (2) ne pouvait être invoqué que par des personnes déjà qualifiées en vertu du paragraphe 23 (1), c’est-à-dire, dans le cas de l’Ontario, respectant soit le critère de la langue maternelle, soit celui du dossier scolaire des parents. Pour la Cour, l’objet du paragraphe 23 (2) était simplement d’assurer la continuité des droits créés par le paragraphe 23 (1) et non pas de créer des droits supplémentaires.

La décision de première instance dans l’affaire Abbey a cependant été renversée, à l’unanimité, par la Cour d’appel de l’Ontario.

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Par la voix de la juge Abella, la Cour d’appel a jugé, en premier lieu, que les paragraphes 23 (1) et 23 (2) de la Charte canadienne énoncent des droits distincts qui reposent sur le même concept mais qui sont indépendants l’un de l’autre. La raison en est qu’une interprétation inverse, comme celle retenue par la Cour divisionnaire, rendrait le paragraphe 23 (2) inutile. Si un parent a comme langue maternelle la langue de la minorité ou qu’il a reçu son instruction dans cette langue, le paragraphe 23 (1) lui confère de façon permanente et continue le droit de faire instruire tous ses enfants dans cette même langue, sans qu’il soit nécessaire de faire confirmer la continuité de ce droit par une autre disposition. Pour la Cour d’appel, le Constituant voulait conférer par cette disposition des droits à des personnes ne se qualifiant pas aux termes du paragraphe 23 (1), c’est-à-dire qu’il voulait, par le paragraphe 23 (2), élargir le cercle des bénéficiaires de l’article 23.

Cette conclusion, à savoir que le paragraphe 23 (2) crée des droits distincts de ceux du paragraphe 23 (1), plutôt que d’assurer simplement la continuité de ces derniers, a été également adoptée par la juge Grenier dans l’affaire Solski. Nous sommes d’avis que cette position est justifiée, pour les raisons mentionnées par la Cour d’appel de l’Ontario. Par ailleurs, comme nous le verrons plus loin, cela n’empêche que les deux dispositions constituent un ensemble et que l’on est justifié d’interpréter l’expression «a reçu et reçoit» au paragraphe 23 (2) en référence à l’expression «a reçu» au paragraphe 23 (1) b).

Concernant le deuxième argument, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que, même s’il est vrai que de façon générale l’objet de l’article 23 est la protection des minorités linguistiques, cet article n’exige aucunement que les enfants soient eux-mêmes francophones pour recevoir leur instruction en français en Ontario (et l’on pourrait ajouter que le paragraphe 23 (2) n’exige pas davantage que les parents des enfants soient francophones, cette exigence étant prévue au paragraphe 23 (1) a) et les deux paragraphes étant d’application alternative plutôt que cumulative). La Cour a ajouté qu’en l’espèce, c’était un comité d’admission d’une école de la minorité francophone qui avait tout d’abord accepté d’inscrire l’enfant aîné de Mme Abbey à un programme en français, comité composé de membres de la minorité linguistique officielle sur lesquels on pouvait certainement compter pour qu’ils protègent l’intégrité linguistique et culturelle des écoles de la minorité.

Là encore, nous estimons justifiée la position de la Cour d’appel, laquelle a d’ailleurs également été reprise par la Cour supérieure du Québec dans Solski. Comme nous le verrons plus loin, la conclusion de laPage 122 Cour d’appel sur ce point aurait également pu s’appuyer sur un examen de l’histoire législative du paragraphe 23 (2) qui montre que le Constituant voulait par cette disposition créer des droits pour tous les citoyens canadiens, qu’ils soient ou non membres d’une minorité. Cependant, la Cour d’appel n’a pas examiné cet aspect car elle s’est contentée de rechercher l’objet du paragraphe 23 (2) par le contexte de l’article 23 pris dans son ensemble.

Par ailleurs, même si l’on admettait par hypothèse qu’avec l’article 23 le Constituant voulait conférer des droits aux seuls membres des minorités anglophone du Québec et francophones du reste du Canada, il faut réaliser qu’il n’existe pas de critères permettant de vérifier de façon totalement rigoureuse l’appartenance d’une personne à une minorité linguistique. Les critères retenus dans l’article 23 de la Charte canadienne et dans l’article 73 de la Loi 101 ont tous un caractère imparfait et approximatif et pourront à l’occasion avoir pour effet d’écarter du bénéfice des droits garantis certains membres authentiques de la minorité ou, au contraire, d’en faire bénéficier des personnes qui n’en sont pas membres. Si l’on était tenté d’invoquer le critère des connaissances linguistiques des parents et/ou des enfants, critère suggéré dans l’affaire Abbey, il faudrait se rappeler les difficultés et les controverses qu’un tel critère a provoquées au Québec, alors qu’il s’appliquait sous l’empire de la Loi sur la langue officielle, ou Loi 22.17 C’est précisément à cause de ces problèmes que le législateur québécois l’a abandonné en 1977, le Constituant de 1982 suivant son exemple en s’abstenant lui aussi de l’utiliser.

Dans son jugement, la Cour d’appel de l’Ontario souligne une autre dimension du problème en déclarant:

Même si le principal objet de l’article 23 est la protection de la langue et de la culture de la minorité linguistique par la voie de l’instruction, il n’est pas interdit d’interpréter le paragraphe 23 (2) selon son sens ordinaire, même si cela équivaut à accorder des droits à des personnes qui ne sont pas membres de la minorité linguistique. Plus il y aura de personnes qui pourront parler couramment les deux langues officielles du Canada, plus ce sera facile pour les minorités linguistiques de s’épanouir au sein de la collectivité

(nous soulignons).

Autrement dit, la Cour estime que l’on peut tenir compte du fait qu’il est parfois dans l’intérêt d’une minorité de voir ses rangs augmentés par des personnes ne lui appartenant pas sur le plan linguistique et culturel.

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La justesse d’un tel raisonnement dépend cependant des circonstances et du contexte. Il est vrai que l’augmentation du nombre des enfants admis à fréquenter l’école de la minorité facilitera l’atteinte du «nombre suffisant» exigé par le paragraphe 23 (3) de la Charte canadienne pour donner naissance au droit à l’instruction dans la langue de la minorité ou encore au droit à des «établissements d’enseignement de la minorité linguistique». De même, sur le plan financier et administratif, l’augmentation du nombre des élèves fréquentant une école minoritaire peut justifier des moyens pédagogiques et matériels accrus.

Cependant, si les écoles minoritaires de langue française situées dans les provinces anglaises recevaient trop d’enfants n’appartenant pas à la minorité sur le plan linguistique et culturel, cela pourrait menacer l’homogénéité de ces écoles et, par conséquent, remettre en cause l’effectivité des droits garantis à la minorité francophone par l’article 23.

Au Québec, l’acceptation dans les écoles de la minorité anglophone d’enfants francophones ou allophones ne menacerait probablement pas l’homogénéité linguistique et culturelle de la minorité, étant donné la force et le statut dominant de la langue anglaise en Amérique du Nord. Au contraire, dans la mesure où la population des écoles anglophones du Québec décline depuis quelques années, il serait dans l’intérêt de la minorité anglophone de pouvoir y accueillir des élèves francophones ou anglophones. Cependant, une telle pratique irait à l’encontre des intérêts de la majorité francophone du Québec en gênant les efforts de sauvegarde et de promotion de la langue française, fortement minoritaire au Canada. Nous verrons que cette dernière considération devrait probablement être soulevée, non dans le cadre de l’interprétation de l’article 23, qui garantit les droits des minorités anglophone et francophones au niveau provincial plutôt que de la minorité francophone du Canada, mais au niveau de la mise en œuvre de l’article premier de la Charte canadienne qui autorise la restriction raisonnable et justifiable des droits et libertés garantis par celle-ci.

4) La recherche de l’intention du Constituant dans l’histoire législative et les travaux préparatoires du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne

Dans la mesure où le paragraphe 23 (2) est une disposition dont l’interprétation littérale semble parfois entrer en conflit avec l’objet et l’économie générale de l’article 23 tout entier, il paraît approprié de chercher à cerner davantage l’intention du Constituant en examinant l’histoire législa-Page 124tive et les travaux préparatoires de cette disposition. Cette démarche ne paraît avoir été effectuée ni par les tribunaux ontariens dans l’affaire Abbey, ni par la Cour supérieure ou la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Solski/Casimir, ces tribunaux se contentant d’examiner l’objet de la disposition à la lumière de son contexte immédiat —l’article 23— et de la situation que le Constituant cherchait à réformer. Par ailleurs, dans l’affaire Nguyen, devant le Tribunal administratif du Québec, les requérants, dont le Procureur est aussi celui des requérants dans l’affaire Solski/Casimir, se sont fondés sur un tel examen, qui est également invoqué désormais devant la Cour suprême du Canada dans l’affaire Solski/Casimir.

L’histoire législative (les modifications successives du texte avant son adoption) et les travaux préparatoires du paragraphe 23 (2) (les travaux du Comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes qui a examiné le projet de Charte durant l’automne 1980 et l’hiver 1981) ont été examinés par le Professeur Jean-Pierre Proulx dans une étude minutieuse publiée en 1989.18 Les conclusions résultant de cette étude peuvent être présentées comme suit:

— Dans la première version du projet de Charte présentée le 2 octobre 1980 par le gouvernement fédéral, le paragraphe 23 (1) contenait uniquement le critère de la première langue apprise et encore comprise des parents (mais pas le critère de leur dossier scolaire) et avait pour objet de protéger les seuls membres des minorités francophones ou anglophone, alors que le paragraphe 23 (2) contenait le critère du dossier scolaire des enfants, accompagné d’une condition de changement de résidence d’une province à l’autre, et «garantissait les droits de tous les enfants citoyens canadiens, qu’ils appartiennent ou non à la minorité, à poursuivre leurs études, s’ils changent de province, dans la langue dans laquelle ils les ont commencées».19 Autrement dit, alors que le paragraphe 23 (1) avait pour objet de garantir les droits des minorités anglophone et francophones, le paragraphe 23 (2) avait plutôt pour objet de faire respecter la liberté de circulation de tous les Canadiens, tenant compte du lien intrinsèque qui existait, selon le gouvernement canadien, entre une telle liberté et les droits linguistiques.

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— Le 12 janvier 1981, le ministre de la Justice de l’époque, M. Jean Chrétien, apportait une première modification à l’article 23 qui y introduisait la disposition qui sera connue plus tard sous le nom de «clause-Canada». En effet, le paragraphe 23 (1) était scindé en deux sous-paragraphes, le sous-paragraphe a) contenant le critère de la première langue apprise et encore comprise des parents, le sous-paragraphe b) celui, nouveau, du dossier scolaire des parents. Le professeur Proulx commente ainsi l’objet de cette nouvelle disposition: «C’est [...] pour protéger les droits acquis des allophones, et non pas des anglophones (l’article 23, paragraphe 1, sous-paragraphe a suffisait à cet égard), que le Constituant a ajouté cet alinéa!».20 Et l’auteur explique que cette modification a été adoptée à la suite de l’intervention du sénateur libéral Pietro Rizzuto, un Italo-Québécois. Le sénateur voulait ainsi faire aligner les dispositions constitutionnelles sur celles de la Loi 101 contenant le critère du dossier scolaire des parents, tout en élargissant leur portée géographique à l’enseignement reçu au Canada plutôt qu’au seul Québec («Le choc des Chartes», pp. 152-154). Le caractère paradoxal de cette origine de la clause-Canada est souligné par le Professeur Proulx de la façon suivante: «C’est ainsi que la technique de la Loi 101 pour définir la minorité anglophone s’est retrouvée dans le projet fédéral pour garantir des droits à ceux [les allophones] que la technique originelle [le critère de la première langue apprise et encore comprise] de ce même projet fédéral avait d’abord exclus».21

— Ce même 12 janvier 1981, M. Chrétien propose une autre modification, cette fois au paragraphe 23 (2), qui a pour effet de faire disparaître dans cette disposition la condition du changement de province. Cette deuxième modification est également due à une proposition du sénateur Rizzuto, qui voulait de cette manière rétablir l’égalité entre les allophones venant s’établir au Québec à partir d’une autre province et les allophones déjà établis au Québec. La disparition de la condition du changement de résidence s’accompagne logiquement d’une autre modification: alors que la première version contenait l’expression «recevait son instruction dans la province de son ancienne résidence», le nouveau texte contientPage 126 plutôt l’expression «dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction». Le Professeur Proulx commente ainsi cette modification au paragraphe 23 (2):

[Elle] poursuit comme objectif de constitutionnaliser les droits acquis des allophones. Les paragraphes c et d de l’article 73 de la Charte de la langue française préservaient déjà les droits des allophones fréquentant l’école anglaise au Québec au moment de la passation de la loi. La modification du 12 janvier 1982 constitutionnalise effectivement ce droit. Mais elle fait plus. Par l’emploi du mot “reçoit”, elle l’étend encore dans l’avenir à tout enfant qui, pour une raison ou une autre, recevra l’enseignement an anglais au Québec comme ailleurs au Canada. Mais puisque, pour l’avenir justement, la Loi 101 interdit l’école anglaise aux allophones qui n’y ont pas déjà un droit acquis, comment expliquer cette revendication précise de la communauté italienne?

.22

— Le Professeur Proulx suggère alors deux explications possibles des buts visés par la communauté italienne. Une première paraît résider dans la situation des quelque 1500 enfants, d’origine italienne surtout, qui recevaient à l’époque l’enseignement en anglais de façon illégale. Or la modification réclamée par la communauté italienne aurait pu servir de fondement juridique pour revendiquer la régularisation de leur situation. Cependant, le problème des «illégaux» sera réglé autrement, par une loi spéciale adoptée en 1986 (L.Q. 1986, c. 46). Quant à la deuxième explication possible, elle est présentée comme suit par le Professeur Proulx:

Par ailleurs, au moment de ce débat en 1981, la Loi 101 est déjà susceptible de donner ouverture au droit constitutionnel que réclame la communauté italienne si on accède à sa requête. En effet, seules les écoles publiques et les écoles privées subventionnées sont visées par l’article 72 de la Loi 101. En d’autres termes, l’école privée, qui ne reçoit aucune subvention gouvernementale, est libre de choisir sa langue d’enseignement et d’y admettre qui elle veut. Les enfants qui la fréquentent peuvent y recevoir sans restriction légale l’instruction en anglais. Or le nouveau libellé de l’article 23 (2) que propose la communauté italienne, donnerait à ces enfants le droit constitutionnel de poursuivre leurs études en anglais dans des institutions publiques

. [...] «[...] les faits n’ont jamais permis d’observer que le “détour légal” par l’école privée anglaise pour accéder à l’école publique anglaise ait été sérieusement emprunté».23

Page 127

— Finalement, en novembre 1981, une autre modification sera apportée à l’article 23: par le jeu d’une disposition contenue dans l’article 59 de la Loi constitutionnelle de 1982, le paragraphe 23 (1) a), contenant le critère de la première langue apprise et encore comprise, devient optionnel pour le Québec. Il s’agissait là, selon le gouvernement fédéral, d’un geste destiné à apaiser certaines inquiétudes du gouvernement du Québec relatives à sa situation démographique et linguistique, car l’application de la clause aurait permis à tous les immigrants anglophones, venant du monde entier, une fois naturalisés, de bénéficier de la protection constitutionnelle. Laissons la parole une dernière fois au Professeur Proulx pour commenter les conséquences de cette modification:

Quoiqu’il en soit des motifs réels qui ont amené le Parlement canadien à accepter l’article 59, une observation demeure importante pour l’interprétation générale de l’article 23: au moment où l’on ajoute le paragraphe 1 (b), la modification n’a pas pour objet de protéger les intérêts des anglophones: ceux-ci sont déjà pleinement garantis par le paragraphe 1 (a) relatif à la langue maternelle. Elle vise plutôt à garantir l’accès à l’école anglo-québécoise aux allophones du Canada, protection dont bénéficient déjà ceux du Québec en vertu de la technique utilisée par l’article 73 de la Loi 101. Mais par le jeu de l’article 59, l’article 23 (1) b en est venu indistinctement à englober à la fois les anglophones et les allophones, tout comme le faisait déjà l’article 73 (1) de la Loi 101

.

Quelles sont les conclusions que l’on peut tirer de ce compte-rendu de l’histoire législative et des travaux préparatoires de l’article 23 de la Charte canadienne?

En premier lieu, il semble assez clair, même si l’objet général de l’article 23 est de protéger les droits des minorités, que celui plus précis du paragraphe 23 (2) était au moment de son adoption de conférer des droits à tous les citoyens canadiens, qu’ils appartiennent ou non à la minorité. Cela confirme le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario dans Abbey, laquelle était parvenue à la conclusion que le paragraphe 23 (2) reconnaît des droits à des personnes qui ne sont pas membres de la minorité, mais sans faire appel à l’examen de son histoire législative.

En second lieu, en examinant les interventions de la communauté italienne du Québec auprès du ministre de la Justice et devant le Comité mixte, une autre conclusion semble se dégager d’après le Professeur Proulx, à savoir que cette communauté visait à obtenir par le paragraphe 23 (2), tel que modifié à sa demande, un «détour légal» donnant à des parents ne ré-Page 128pondant pas au critère de la première langue apprise et encore comprise (au moment de l’adoption de ces modifications au paragraphe 23 (2), le paragraphe 23 (1) a) n’avait pas encore été rendu optionnel pour le Québec) ou au critère de leur propre dossier scolaire, la possibilité d’obtenir l’accès à l’école publique anglaise au Québec pour leurs enfants en inscrivant l’un d’entre eux à l’école anglaise privée non subventionnée au Québec ou dans le reste du Canada.

Cependant, même si on admet que la communauté italienne visait à obtenir ce «détour légal», cela ne signifie pas que tel était aussi l’objet du Constituant, dont on peut difficilement imaginer qu’il voulait par le paragraphe 23 (2) établir une forme indirecte de libre choix incompatible avec l’existence des critères plus restrictifs du paragraphe 23 (1). Par conséquent, même en reconnaissant que le Constituant voulait attribuer par cette disposition des droits à tous les citoyens canadiens, qu’ils fassent ou non partie de la minorité, il reste possible de l’interpréter comme contenant, ou du moins autorisant, certaines limites permettant d’éviter que sa mise en œuvre n’aboutisse à instituer un libre choix indirect. Soulignons également que, même si on admettait par hypothèse que le Constituant voulait permettre le «détour légal», cela ne signifierait pas pour autant qu’il voulait également que l’inscription dans une école anglaise privée créé instantanément le droit à l’inscription à l’école publique. Par conséquent, même cette interprétation extrême, revenant à imputer en quelque sorte une intention frauduleuse au Constituant, ne serait pas logiquement incompatible avec l’exigence de la majeure partie de l’enseignement reçu.

Dans l’affaire Nguyen,24 dans laquelle était contestée devant le Tribunal administratif du Québec la validité constitutionnelle de l’amendement apporté à l’article 73 de la Loi 101 en 2002 par la Loi 104, les requérants faisaient appel à l’histoire législative et aux travaux préparatoires du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne (notamment les interventions du sénateur Rizutto au Sénat) pour tenter de démontrer que le Constituant voulait, par le jeu de cette disposition, rétablir une forme de libre choix et permettre indirectement aux allophones et aux francophones d’acquérir le droit constitutionnel de fréquenter l’école anglaise au Québec dans le réseau public ou privé subventionné par l’État. Les mêmes arguments sont aussi avancés en Cour suprême du Canada par les requérants dans l’affaire Solski/Casimir.

Dans l’affaire Nguyen, le Tribunal administratif du Québec a rejeté ca-Page 129tégoriquement cette argumentation en se basant essentiellement sur des décisions de la Cour suprême du Canada, dans lesquelles celle-ci a clairement indiqué que les travaux préparatoires de la Charte ne doivent être utilisés qu’avec beaucoup de précaution, étant donné le danger qu’il y aurait, en semblable matière, à mettre en exergue une déclaration d’un individu ayant participé aux travaux des constituants, et d’assimiler ensuite ces propos à l’intention de l’ensemble des personnes ayant exercé la fonction constituante. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., ([1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 506 et 507) la Cour a reconnu que de tels débats pouvaient effectivement être admis en preuve, mais elle a aussi été unanimement d’avis que leur pertinence est minime et, en l’espèce, elle a donné aux dispositions en cause de l’article 7 de la Charte une interprétation clairement différente, et même opposée, de celle qui ressortait des débats du Comité mixte. Dans l’affaire Mahe, la Cour a jugé que les débats législatifs apportaient peu de chose à l’interprétation de l’art. 23 et, par conséquent, ne leur a donné aucun poids.25

Nous pensons qu’il y a donc lieu de distinguer l’importance de l’histoire législative du paragraphe 23 (2) selon les éléments de celle-ci sur lesquels on cherche à s’appuyer. Il semble difficile d’ignorer purement et simplement les modifications successivement apportées au paragraphe, ainsi que les déclarations à ce sujet du gouvernement fédéral dans des documents officiels, qui tendent à montrer que le paragraphe 23 (2) a été adopté pour garantir des droits aux citoyens canadiens indépendamment de leur appartenance à une minorité, d’autant plus qu’un tel point de vue correspond à l’interprétation littérale de la disposition. Cependant, ceci n’équivaut pas à une interprétation qui ferait découler du paragraphe un droit indirect au libre choix de la langue d’enseignement qui le mettrait en contradiction avec l’économie générale de l’article 23. Par ailleurs, les déclarations du sénateur Rizzuto et autres interventions des représentants de la communauté italienne du Québec devraient se voir reconnaître une valeur minime, voire négligeable, dans la mesure où elles témoignent principalement des calculs et des intentions que pouvaient entretenir ces acteurs, mais qui ne sauraient être imputés au Constituant lui-même. Il est donc très improbable que la Cour suprême accepte la démonstration à cet effet que tentent de faire les requérants dans Solski/Casimir. Par contre, la Cour pourrait plus facilement conclure de l’histoire législative du paragraphe 23 (2) que le Constituant cherchait à conférer avec cette disposition des droits non liés à l’appartenance à une minorité,Page 130 ou du moins qu’il n’excluait pas qu’elle puisse avoir pour effet de conférer de tels droits.

C L’affaire Solski/Casimir en Cour supérieure et en Cour d’appel
1) Les faits de l’affaire et les positions en présence

Dans l’affaire Solski, les requérants sont des parents arrivés en 1990 au Québec en provenance de Pologne (et qui n’ont donc pas reçu eux-mêmes leur instruction en français au Canada), qui se sont vus refuser la déclaration d’admissibilité à l’enseignement en anglais qu’ils avaient demandée pour leurs deux enfants en se fondant sur le paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne, c’est-à-dire sur le dossier scolaire des enfants. Au niveau primaire, les enfants Solski ont successivement fréquenté: 1) l’école française publique; 2) l’école anglaise publique de façon légale, en vertu d’une autorisation délivrée conformément à l’article 85 de la Charte de la langue française (séjour temporaire au Québec); 3) l’école anglaise publique de façon illégale, l’autorisation temporaire ayant expiré; 4) à nouveau l’école française publique. En première année de l’école secondaire, les enfants Solski ont fréquenté de façon illégale une école anglaise subventionnée, sans avoir obtenu le certificat d’admissibilité exigé par la loi. En deuxième année du secondaire, ils ont été inscrits dans une école française. Enfin, pour la troisième année du secondaire, les enfants ont effectué leur scolarité dans une école anglaise privée non subventionnée.

La demande de certificat d’admissibilité a été déposée à la fin de la première année d’école secondaire des enfants des requérants, en invoquant le fait que ces derniers avaient complété la première année du secondaire dans une école anglaise subventionnée. Cette demande a été refusée par la personne désignée au motif que les études secondaires complétées jusqu’à ce moment l’avaient été de façon illégale, une situation illégale ne pouvant être génératrice de droit. Ce point de vue a été confirmé par le comité de révision, puis par le Tribunal administratif du Québec, lequel a également jugé que la majeure partie de l’enseignement primaire des enfants Solski avait eu lieu en français. Pour arriver à cette dernière conclusion, le Tribunal a additionné les mois de scolarité suivis en français, d’une part, et ceux suivis en anglais, d’autre part, pour constater que les enfants Solski avaient poursuivi 34 mois de leurs études primaires en français et 25 mois en anglais. À l’intérieur de ces 25 mois, un mois avait été fait sans certificat d’admissibilité et les 24 autres mois en vertu d’une autorisation conférée auxPage 131 termes de l’article 85 de la Charte de la langue française. Autrement dit, même si l’on prenait en compte le mois passé illégalement à l’école anglaise, la majeure partie des études primaires n’en avait pas moins été faite à l’école française. Par contre, en acceptant de prendre en compte la première année passée illégalement à l’école secondaire subventionnée anglaise, cette année aurait bel et bien constitué la majeure partie des études secondaires au moment du dépôt de la demande, c’est-à-dire précisément à la fin de cette première année.

Devant la Cour supérieure, les requérants Solski prétendaient, alternativement, que l’ensemble des études primaires et secondaires de leurs enfants devrait être envisagé comme un tout et que ce calcul devrait aussi comprendre l’année scolaire complétée sans avoir obtenu le certificat d’admissibilité, ou, advenant le rejet de ces prétentions, que la condition relative à «la majeure partie de l’enseignement primaire ou secondaire» contenue dans le paragraphe 73 (2) de la Loi 101 était incompatible avec l’article 23 de la Charte canadienne et que, dès lors, comme les deux enfants étaient au moment de la demande inscrits dans une école anglaise privée non subventionnée, ils répondaient aux exigences du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne. Les requérants demandaient donc au tribunal d’invalider l’exigence relative à la majeure partie de l’enseignement dans le paragraphe 73 (2), de même que les articles 75, 82 et 83.4 de la Loi 101, dans la mesure où ces dispositions confèrent aux organismes et tribunaux administratifs chargés de l’application de la loi des pouvoirs qui sont incompatibles avec les droits garantis par l’article 23 de la Charte canadienne.26

En simplifiant, les requérants s’appuient sur une interprétation littérale du mot «reçoit» au paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne. Ils prétendent que l’emploi de cet indicatif présent signifie que le simple fait pour leurs enfants de recevoir leur instruction en anglais au moment de la demande d’admissibilité, que ce soit dans une école publique, une école privée subventionnée ou une école privée non subventionnée, suffit à les qualifier au sens du paragraphe 23 (2), indépendamment du dossier scolaire passé des enfants. En Cour supérieure, la juge Grenier a accepté ce point de vue et donné raison aux requérants.

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La Procureure générale veut contrer cette interprétation littérale en préconisant une interprétation mettant l’accent sur l’objet —c’est-à-dire le but— poursuivi par le Constituant en adoptant l’article 23 et sur l’économie générale de cette disposition considérée dans son ensemble. Elle plaide que l’approche prônée par les requérants dénature l’objet véritable poursuivi par le Constituant, qui était de conférer le droit à l’instruction dans la langue de la minorité aux personnes appartenant à celle-ci et non aux membres de la majorité linguistique ou aux allophones. Or le fait d’interpréter le paragraphe 23(2) comme permettant à quiconque d’obtenir le droit d’inscrire ses enfants à l’école anglaise publique simplement en inscrivant l’un d’entre eux à une école anglaise privée non subventionnée au Québec aurait pour effet, en pratique, d’établir en ce domaine une liberté de choix manifestement contraire à l’intention du Constituant. La Cour d’appel a accepté ce point de vue et a donné raison à la Procureure générale.

2) Le jugement de la Cour supérieure
a) L’interprétation du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne

Comme nous l’avons expliqué précédemment27, la juge Grenier de la Cour supérieure a rejeté, en s’appuyant sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Abbey,28 deux arguments qui à notre avis ne méritaient effectivement pas d’être retenus, le premier voulant que le paragraphe 23 (2) ne fasse que confirmer les droits créés par le paragraphe 23 (1) et le second voulant que, pour bénéficier des droits garantis par l’article 23, une personne doive, en plus de remplir les critères prévus par cette disposition, «appartenir à la minorité».

Par ailleurs, la Procureure générale du Québec présentait un argument de texte basé sur l’idée que l’article 23 de la Charte canadienne ne précise pas l’étendue de l’instruction qui doit avoir été reçue, soit par les parents soit par les enfants, et qu’une telle précision devait donc être apportée par le législateur. Ce raisonnement fait également appel à la parenté rédactionnelle qui existe entre le paragraphe 23 (1) b) et le paragraphe 23 (2).

L’argumentation de la Procureure générale porte en premier lieu sur le paragraphe 23 (1) b), qui accorde un droit aux parents «qui ont reçu leurPage 133 instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada». Le texte constitutionnel ne précisant pas si c’est tout ou partie de l’instruction qui doit avoir été reçue, cette précision, nécessaire pour la mise en œuvre de la disposition, devra apportée soit par le législateur soit par le juge. Comme nous l’avons vu précédemment, dans l’affaire Campisi la Cour supérieure du Québec a interprété une expression similaire dans la Loi 101 comme signifiant «tout l’enseignement primaire». La Procureure générale plaide que la même interprétation devrait être retenue dans le cas du paragraphe 23 (1) b), en s’appuyant également sur l’adjectif possessif «leur» qui suggère qu’il doit s’agir de toute l’instruction reçue par une personne. Dès lors, la condition figurant dans la Loi 101, à savoir que la majeure partie de l’instruction doit avoir été reçue, constitue non une restriction des droits garantis par l’article 23 (1) b), mais au contraire une extension de ces derniers (ou si l’on préfère, un «assouplissement de l’article 23»).

Dans un deuxième temps, le même raisonnement est transposé au paragraphe 23 (2), qui doit recevoir la même interprétation compte tenu de sa formulation similaire. Le fait que l’on trouve dans cette disposition, en plus des termes «a reçu», le mot «reçoit», s’explique selon la Procureure générale non parce que le Constituant voulait que le droit garanti naisse en même temps que le début de la fréquentation scolaire (la thèse de la création «instantanée» du droit), mais parce qu’il devait adapter le critère de «l’enseignement reçu» à la situation des enfants dont l’instruction n’est pas entièrement complétée. De plus, afin de respecter le principe de la mobilité interprovinciale, il a cherché à faire en sorte qu’un enfant puisse poursuivre son instruction dans la langue où il a commencé à recevoir son enseignement, lorsqu’il change de province de résidence. Comme l’indiquent la note marginale du paragraphe 23 (2) ainsi que les travaux parlementaires y afférents, cette catégorie de bénéficiaires vise la «continuité d’emploi» de la langue d’instruction des enfants dont les parents changent de province de résidence, tout en étendant ce droit aux frères et sœurs de cet enfant afin de respecter l’unité dans la famille.

Ce raisonnement, qui a été rejeté en Cour supérieure, mais accepté en Cour d’appel, nous paraît globalement convaincant mais présente cependant certaines faiblesses que nous voulons noter dès maintenant, car elles pourraient être soulignées par la Cour suprême.

En ce qui concerne le paragraphe 23 (1) b), l’argument voulant que le juge ayant à l’interpréter parviendrait naturellement à la conclusion que le Constituant voulait que toute l’interprétation ait été reçue, dans la mesure où cet argument repose sur le précédent de l’affaire Campisi, ne tient pas compte du fait que dans cette affaire la Cour supérieure du Québec a in-Page 134terprété restrictivement l’expression similaire de la Loi 101 parce qu’elle la considérait comme exprimant une exception par rapport au principe de la loi (voir plus haut). Or l’interprétation d’une disposition constitutionnelle accordant des droits doit normalement être, au contraire, large et libérale. L’interprétation la plus naturelle de l’expression «a reçu» au paragraphe 23 (2) pourrait donc être celle qui réfère à une partie suffisante ou substantielle plutôt qu’à la totalité de l’instruction.29 Dès lors, l’exigence de la majeure partie dans la Loi 101 ne devrait pas être considérée comme un assouplissement, mais tout au plus comme une mise en œuvre de la condition implicite de la disposition constitutionnelle, mise en œuvre pouvant être jugée comme trop exigeante par rapport à l’intention du Constituant (une partie substantielle n’est pas nécessairement la majeure partie, mais peut probablement être moindre).

Ensuite, même si l’on admettait que le paragraphe 23 (1) b) doit —ou peut— être interprété comme exigeant (implicitement) que toute l’instruction doit avoir été reçue, ce n’est cependant pas le cas du paragraphe 23 (2), précisément à cause de la présence du mot «reçoit». L’emploi de l’indicatif présent indique nécessairement que l’on a voulu viser des situations où l’enfant a commencé de recevoir ou est en train de recevoir, en plus de celle où il a fini de recevoir. Par conséquent, l’exigence de la majeure partie dans la Loi 101 ne peut sûrement pas être considérée ici comme un assouplissement d’une exigence implicite de la totalité de l’enseignement reçu, mais tout au plus comme une mise en œuvre législative d’une condition implicite de partie substantielle (avec la même remarque que précédemment pour ce qui est du fait qu’une partie substantielle peut être moindre que la majeure partie). Par ailleurs, l’indicatif présent «reçoit» n’est pas incompatible avec l’idée qu’il faut recevoir depuis un certain temps avoir commencé de recevoir depuis un certain temps»). Sans doute aurait-il été plus logique que le Constituant s’exprime expressément s’il voulait poser une telle condition. Néanmoins, le fait d’interpréter le paragraphe 23 (2) comme contenant implicitement une telle condition, ou comme autorisant l’ajout d’une telle condition par le législateur, permet-il de mieux concilierPage 135 la lettre du paragraphe 23 (2) avec l’objet général de l’article 23 qui, encore une fois, est de protéger la minorité de langue officielle de chaque province plutôt que de permettre à quiconque d’envoyer son enfant à l’école de la minorité à la seule condition de l’inscrire pour quelque temps, voire pour un seul jour, dans une école privée non subventionnée de langue minoritaire.

En Cour supérieure, la juge Grenier, sans s’exprimer sur les mérites de l’interprétation proposée par la Procureure générale en ce qui concerne le paragraphe 23 (1) b), la rejette en ce qui concerne le paragraphe 23 (2) en s’appuyant sur le mot «reçoit» qui figure dans cette disposition. Elle en conclut, sans véritable autre justification que l’affirmation selon laquelle le paragraphe 23 (2) doit recevoir une «interprétation large et libérale», que «[l]’emploi de l’indicatif présent «reçoit» au paragraphe 2 laisse plutôt supposer que le constituant entendait conférer le droit de recevoir l’enseignement en anglais à l’enfant qui reçoit son instruction en anglais au moment où ses parents font une demande peu importe ses études antérieures» (paragraphe 138; nous soulignons). Autrement dit, la simple inscription d’un enfant dans une école anglaise publique, privée subventionnée ou privée non subventionnée, crée instantanément, au profit de cet enfant et de ses frères et sœurs, ainsi que de leurs descendants (par le jeu de la clause-Canada), le droit d’être admis dans une école anglaise publique, et ceci peu importe le dossier scolaire antérieur de l’enfant en cause, c’est-à-dire quelle que soit la proportion respective de l’enseignement qu’il a reçu en anglais ou en français, ou même s’il n’a jamais reçu d’enseignement en anglais avant l’inscription en cause.

Par ailleurs, la juge Grenier reconnaît au moins, avec la Procureure générale, qu’on ne saurait inclure dans le calcul de la majeure partie de l’enseignement les périodes passées par un enfant dans une école anglaise en situation d’illégalité (paragraphe 147). Cependant, cette conclusion perd une partie de son utilité dans la mesure où la juge Grenier invalide ensuite l’exigence relative à la majeure partie dans la Loi 101. Par contre, elle reste utile pour l’avenir dans la mesure où elle neutralise le type de manœuvre précisément utilisé par les requérants avant l’inscription de leurs enfants dans une école privée non subventionnée, c’est-à-dire leur inscription illégale dans une école subventionnée. Une situation d’illégalité ne faisant pas naître de droits, on ne pourra s’appuyer sur elle pour réclamer l’admissibilité à l’enseignement en anglais, ni de façon «instantanée», si la condition de la majeure partie tombait, ni au bout de la période requise, si cette condition est valide.

Comme le souligne le Procureur général, l’interprétation retenue par laPage 136 juge Grenier peut entraîner des conséquences proprement absurdes en termes d’interprétation constitutionnelle, en permettant d’utiliser le paragraphe 23 (2) pour rendre inutiles les conditions que le Constituant a posées à l’admissibilité à l’enseignement dans la langue de la minorité dans le paragraphe 23 (1). Pourquoi en effet avoir exigé dans le paragraphe 23 (1) des conditions tenant à la première langue apprise et encore comprise ou au dossier scolaire des parents, si c’est pour établir ensuite dans le paragraphe 23 (2) une forme indirecte de liberté de choix permettant à quiconque ne remplit pas ces conditions de se faire reconnaître un droit identique simplement en inscrivant son enfant pour un temps limité dans une école privée? Pourquoi avoir soustrait le Québec à l’application du paragraphe 23 (1) a) (la clause de la première langue apprise et encore comprise) afin de tenir compte de sa vulnérabilité démographique, si c’est pour ensuite autoriser des personnes qui ne remplissent pas même ce critère à envoyer leurs enfants à l’école anglaise au Québec par le recours à un artifice?

La juge Grenier reconnaît que «[l]’application aveugle du paragraphe 2 de l’article 23 pourrait effectivement engendrer des problèmes au Québec» mais elle ajoute que «[...] les tribunaux ne sont pas sans ressource lorsqu’il est démontré qu’une personne a utilisé un expédient pour rendre son enfant admissible à l’instruction en anglais au Québec». Cependant, elle n’indique pas quelles seraient ces ressources et elle ne semble pas davantage considérer que les requérants ont utilisé un expédient, bien qu’ils aient fait des tentatives répétées pour faire admettre illégalement leurs enfants à l’école anglaise subventionnée avant de les inscrire finalement dans une école anglaise privée non subventionnée.

La juge Grenier reconnaît ensuite que le paragraphe 23 (2) permet de faire de la fréquentation temporaire de l’école anglaise privée non subventionnée le passage vers l’école anglaise publique et souligne un témoignage produit devant elle selon lequel certaines de ces écoles privées non subventionnées anglophones se spécialisent uniquement dans le primaire, une grande partie de leur clientèle se dirigeant vers le secteur public dès la deuxième année. La juge Grenier commente cette situation de la façon suivante: «Il découle de ce qui précède qu’au Québec, à l’heure actuelle, il est possible de faire instruire ses enfants dans la langue de la minorité à la condition d’en avoir les moyens. [...] Séduisante pour les bien nantis, il faut bien admettre que l’idée d’un passage acheté puisse être rebutante pour tous ceux qui, pour des raisons purement économiques, ne peuvent pas s’en prévaloir. [...] L’exception faite [par la Charte de la langue française] en faveur des écoles privées non subventionnées établit deux classes de ci-Page 137toyens: les bien et les moins bien nantis. La source du problème [...] origine donc de l’exception faite en faveur de ces institutions et non pas de l’absence d’un concept de durée au par. 23 (2) de la Charte canadienne» (paragraphes 152 et 153).

Dès lors, la conclusion est inévitable: «De toute évidence, en incorporant le critère de la «majeure partie de l’enseignement» au paragraphe 2 de l’article 73 C.L.F., le législateur déroge à la lettre et à l’esprit du paragraphe 2 de l’article 23 puisque cette exigence ne s’y retrouve pas» (paragraphe 154). «L’exigence de la majeure partie de l’enseignement est à sa face même incompatible avec le texte de l’article 23» (paragraphe 156).

b) L’application de l’article premier de la Charte canadienne

L’article premier de la Charte canadienne prévoit que les droits et libertés garantis par la Charte «[...] ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique».

La Procureure générale soutenait que, si le critère de la majeure partie de l’enseignement devait être considéré comme une restriction plutôt qu’un aménagement ou une modalité de mise en oeuvre des droits garantis par le paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne, il s’agissait d’une restriction raisonnable ayant pour but d’éviter que des enfants n’ayant pas de lien avec la minorité linguistique anglophone puissent malgré tout se rendre admissibles à l’école anglaise subventionnée. Une telle restriction répond à la réalité culturelle et démographique du Québec.

La juge Grenier n’a pas retenu ce point de vue. Elle a commencé par souligner qu’à la suite du jugement rendu par la Cour suprême en 1984, invalidant les articles 72 et 73 de la Loi 101, le législateur québécois avait attendu neuf ans avant de modifier la Charte de la langue française si bien qu’entre 1984 et 1993, l’admission à l’école anglaise au Québec se faisait conformément à l’article 23 de la Charte canadienne, «plusieurs demandes» (la juge ne précise pas l’importance du phénomène) ayant été traitées par les fonctionnaires en tenant compte du concept des «études en cours» conformément au paragraphe 23 (2). Or, cette situation ne semble pas avoir causé préjudice à la langue française au Québec; «sinon il aurait été possible à la procureure générale d’étayer ses propositions en présentant une preuve» (paragraphe 160).

Il faut souligner que les difficultés invoquées par la juge concernant la preuve ne seraient devenues pertinentes que si la Cour avait véritablementPage 138 appliqué l’article premier. Pour ce faire, elle aurait dû, dans un premier temps, vérifier la légitimité de l’objectif poursuivi, sujet qu’elle aborde sans l’examiner de façon approfondie en quelques lignes seulement (paragraphe 161), mais surtout il lui aurait fallu examiner ensuite la proportionnalité entre cet objectif et les moyens utilisés par le législateur pour l’atteindre. Plus précisément, elle aurait dû se demander si les moyens utilisés étaient rationnels (efficaces), s’il n’existait pas d’autres moyens permettant d’atteindre l’objectif en imposant aux droits en cause des restrictions moindres, et, enfin, s’il y avait équilibre entre les effets bénéfiques et les effets négatifs de la mesure considérée. C’est précisément à cette étape qu’il aurait été nécessaire de quantifier le phénomène décrit précédemment pour savoir s’il était suffisamment grave pour justifier une restriction des droits garantis et si le moyen utilisé (la condition de la majeure partie de l’enseignement) n’était pas disproportionné.

Or, la juge Grenier n’a nullement effectué cette analyse. En établissant une analogie, à notre avis erronée, entre la question dont elle était saisie et celle soulevée dans l’affaire Protestant School Boards, elle en arrive à la conclusion que la condition de la majeure partie de l’enseignement n’est pas une restriction susceptible d’être justifiée en vertu de l’article premier, mais une tentative de modification des catégories de personnes protégées par l’article 23, modification possible seulement en respectant la procédure spéciale prescrite par la Constitution canadienne.

Une telle analogie nous paraît cependant erronée, car dans l’arrêt mentionné la Cour suprême devait se prononcer sur la compatibilité de l’ancienne clause-Québec de l’article 73 de la Loi 101 dans sa version originale, qui limitait l’accès à l’enseignement en anglais au Québec aux parents ayant reçu eux-mêmes leur instruction primaire en anglais au Québec, avec la clause-Canada contenue dans le paragraphe 23 (1) b) de la Charte canadienne, qui garantit ce même droit aux parents ayant reçu leur instruction primaire en anglais au Canada. Il y avait donc, selon la Cour suprême, incompatibilité totale entre les deux dispositions, l’une ne pouvant pas logiquement être considérée comme une restriction de l’autre. La Cour suprême a de plus souligné qu’en adoptant la clause-Canada, le Constituant avait précisément voulu contrer la clause-Québec, si bien qu’il était inconcevable qu’il ait pu considérer celle-ci comme une limite raisonnable.

Or aucune de ces deux considérations ne peut valablement être transposée aux circonstances de l’affaire Solski.

En premier lieu, comme le montre la Procureure générale, la condition de la majeure partie de l’enseignement n’est pas incompatible, que ce soitPage 139 sur un plan logique ou sur un plan pratique, avec le paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne. Il est possible d’appliquer ce dernier en exigeant que l’enfant ait reçu l’enseignement en anglais ou le reçoive —qu’il est en train de le recevoir— pendant ou depuis une période de temps déterminée. Une telle condition a pour effet de préciser le droit, peut-être de le restreindre, mais nullement de le modifier ou de le nier. Un tribunal appelé à appliquer le paragraphe 23 (2) en l’absence de toute disposition législative similaire à l’article 73 (2) de la Loi 101 pourrait fort bien interpréter cette disposition comme contenant une exigence implicite de durée minimale de fréquentation scolaire, une interprétation inverse ayant pour effet de faire produire au paragraphe 23 (2) des conséquences très difficilement compatibles avec l’économie générale de l’article 23. Sur un plan pratique, la condition de la majeure partie de l’enseignement entraîne des conséquences limitées pour les parents qui ne se qualifient pas en vertu de la clause-Canada mais désirent néanmoins envoyer leurs enfants à l’école anglaise publique, puisque les personnes désignées chargées d’appliquer l’article 73 considèrent, à l’époque de la décision, qu’il suffit que la première année du primaire ou du secondaire soit passée dans une école anglaise, subventionnée ou non, pour que la condition de la majeure partie soit remplie.

En second lieu, alors que le Constituant de 1982 connaissait la clause-Québec et pouvait donc effectivement vouloir la contrer en adoptant la clause-Canada, il ne pouvait, par contre, connaître la condition de la majeure partie de l’enseignement reçu, celle-ci n’ayant été adoptée par le législateur québécois qu’après l’entrée en vigueur de la Charte canadienne. Il ne pouvait donc pas davantage vouloir la réformer ou la contrer.

3) Le jugement de la Cour d’appel

Soulignons d’abord que les situations de fait examinées en Cour d’appel30 ne sont plus exactement semblables à celle des parents Solski en Cour supérieure, les questions juridiques soulevées restant cependant les mêmes. En effet, les parents Solski ayant décidé de se désister au cours de la procédure, la Cour d’appel a permis, le 19 février 2001, l’intervention de l’appelante Casimir afin de pouvoir débattre des questions en litige. L’intervenante, dont la demande d’admissibilité a été refusée pour le motif qu’elle ne satisfait pas la condition de la majeure partie, allègue qu’un de ses enfants a reçu une proportion équivalente de son enseignement en anglais et en français dans une école en Ontario (l’école fréquentée dispensait l’en-Page 140seignement en français et en anglais dans la proportion de deux moitiés égales), et que cet enseignement suffit pour qualifier ses deux enfants à l’école anglaise au Québec.

À la même date, la Cour d’appel a réuni les dossiers Lopez et Solski. M. Lopez prétend faire déclarer ses enfants admissibles à l’enseignement public en anglais sur la base d’une année d’étude primaire en anglais qu’il a effectuée au Québec illégalement, sans détenir de certificat d’admissibilité. La Cour a aussi accueilli, le 18 avril 2001, la requête en intervention de Marie Lacroix afin d’entendre des arguments différents de ceux présentés par les autres parties au litige. Dans ce dossier, les faits et le parcours scolaire de l’enfant révèlent qu’il a complété les deux premières années du primaire dans une école francophone puis fréquenté un établissement d’enseignement privé non subventionné au sein duquel l’instruction est dispensée dans les deux langues dans des proportions de 60% en anglais et 40% en français. La demande d’admissibilité à l’enseignement en anglais dans le réseau public a été refusée au motif que cet enfant n’avait pas, mathématiquement, reçu la majeure partie de ses études en anglais.

Enfin, le 5 mars 2001, la Cour d’appel a ordonné que toute la preuve testimoniale et documentaire des dossiers Solski et Gosselin soit réunie et déposée dans le dossier Solski.

Le jugement rendu par la Cour d’appel confirmant la validité constitutionnelle du paragraphe 73 (2) de la Loi 101 au regard du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne l’a donc été à la lumière des faits des dossiers Solski, Lopez, Casimir et Lacroix, qui constituent une assez large gamme de cas d’application de la condition relative à la «majeure partie de l’enseignement».

La Cour d’appel a pour l’essentiel accepté les arguments de la Procureure générale présentés ci-dessus. Comme nous l’avons déjà souligné, ce qui caractérise la décision de la Cour d’appel par rapport à celle de la Cour supérieure est que celle-ci a adopté une interprétation littérale du paragraphe 23 (2), alors que celle-là en a retenu une interprétation fondée sur l’objet de l’article 23 dans son ensemble et son économie générale.

La Cour d’appel a fait ressortir que l’objet véritable de l’article 23 est d’assurer aux minorités linguistiques francophones hors Québec et anglophone au Québec le droit de faire éduquer leurs enfants dans leur propre langue afin de préserver la vitalité de leur langue et de leur culture. Or, l’interprétation proposée par l’appelante permettrait aux membres de la majorité francophone au Québec, de même qu’aux allophones, de revendiquer le droit de faire instruire leurs enfants en anglais dans les écoles financées par l’État. La Cour a donc interprété les termes «a reçu et reçoit» du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne en tenant compte de l’objetPage 141 de l’article 23, ce qui l’a amené à rejeter l’interprétation de la Cour supérieure qui avait conclu à l’absence totale d’exigence reliée à la durée et à la nature de l’enseignement reçu par un enfant pour le qualifier au droit à l’instruction dans la langue de la minorité.

Quelques aspects de la décision de la Cour d’appel nécessitent d’être soulignés car ils sont, à notre avis, vulnérables à certaines critiques et pourraient donc donner lieu à des positions différentes en Cour suprême.

Ainsi, la Cour déclare au paragraphe 55 que l’interprétation retenue par la Cour supérieure, dans la mesure où elle consacre en pratique le droit de tous les parents de choisir la langue d’enseignement de leurs enfants, va à l’encontre de l’objectif de l’article 23 «en accentuant davantage le déséquilibre existant entre les groupes francophone et anglophone au Canada, dans un contexte nord-américain très largement dominé par la langue anglaise» (nous soulignons). Ce passage laisse entendre que l’article 23 aurait également pour objet de protéger la minorité francophone au niveau canadien et devrait donc être interprété de façon à ne pas gêner la défense de la langue française au Québec, où elle est la langue de la majorité. Or la Cour suprême a constamment déclaré que l’objet de l’article 23 était de protéger les minorités francophones hors Québec et la minorité anglophone au Québec, c’est-à-dire uniquement les minorités existant au niveau provincial. Ainsi, dans l’arrêt Mahe, le juge en chef Dickson s’exprime ainsi:

L’objet général de l’article 23 est clair: il vise à maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent et à favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible, dans les provinces où elle n’est pas parlée par la majorité. L’article cherche à atteindre ce but en accordant aux parents appartenant à la minorité linguistique des droits à un enseignement dispensé dans leur langue partout au Canada

(nous soulignons).31

La position de la Cour d’appel est commentée de façon implicitement désapprobatrice dans une étude publiée par le Commissariat aux langues officielles du Canada dans les termes suivants:

La Cour d’appel semble considérer que l’un des objets qui sous-tendent l’article 23 est lié à la protection de la situation du français au Québec, même si le français est la langue de la majorité dans cette province. À cet égard, elle lie l’interprétation de l’article 23 aux présumés droits collectifs de la majorité française au Québec

.32

Page 142

Si un même point de vue était adopté par la Cour suprême ou certains de ses membres, il serait peut-être plus difficile à la Cour d’arriver à la conclusion que la condition de la majeure partie de l’enseignement est compatible avec l’article 23. Néanmoins, si la Cour suprême concluait que cette condition constitue une restriction des droits garantis par le paragraphe 23 (2), il demeure qu’elle pourrait la juger raisonnable et justifiable en application de l’article premier de la Charte canadienne. Autrement dit, plutôt que d’être prises en considération au niveau de l’interprétation de l’article 23, les considérations relatives à la situation de vulnérabilité du français au Québec devraient l’être à l’étape de l’article premier.

Par ailleurs, la Cour d’appel, en acceptant l’argumentation de la Procureure générale, ne remédie pas à ce qui, à notre avis, constitue une faiblesse de celle-ci, à savoir que l’exigence de la majeure partie dans la Loi 101 ne saurait être considérée comme un assouplissement d’une exigence implicite, contenue dans le paragraphe 23 (2), de la totalité de l’enseignement reçu, mais tout au plus comme une mise en œuvre législative d’une condition implicite de partie substantielle. Dès lors, il n’est pas impossible de considérer que le concept de majeure partie constitue une exigence exagérée, ou trop rigide, par rapport à l’intention du Constituant.

Dans le paragraphe 63, la Cour fait une affirmation difficile à comprendre quand elle déclare que «[l]e critère de «majeure partie» ajouté par le législateur [...] laisse au tribunal spécialisé, et ultimement à la Cour supérieure agissant en révision judiciaire, une discrétion dans l’application du cas par cas» (nous soulignons). Étant donné que le critère de la majeure partie a été interprété comme devant être appliqué de façon mathématique, on voit difficilement quelle discrétion il laisserait aux tribunaux. La situation de l’appelante Casimir constitue précisément un cas qui illustre le caractère mécanique de l’application du critère de la majeure partie, celui-ci ayant eu pour effet d’exclure un enfant qui avait reçu l’enseignement en anglais et en français dans des proportions égales. On peut cependant noter que, dans l’affaire Colin, la juge Duval-Hesler de la Cour supérieure a émis l’hypothèse, en obiter dictum, qu’il serait possible d’interpréter l’exigence de la majeure partie au paragraphe 73 (2) de la Loi 101 comme satisfaite dans le cas d’un enfant ayant reçu exactement la moitié de son instruction en français et l’autre moitié en anglais.33

Comme on le verra, en tenant compte de ces considérations, la CourPage 143 suprême pourrait adopter une position voulant que le paragraphe 23 (2) commande plutôt un critère de «partie substantielle de l’enseignement reçu», lequel laisserait effectivement une discrétion aux instances chargées de l’appliquer.

Enfin, la Cour d’appel n’a pas cherché à examiner les effets de la condition de la majeure partie sur la situation des personnes s’établissant au Québec en provenance d’une autre province ou d’un territoire, bien que la situation de l’appelante Casimir lui demandait de le faire. Dans de tels cas, la condition de la majeure partie peut avoir pour effet de limiter la liberté de circulation et d’établissement des personnes en cause. Or, nous avons constaté que l’histoire législative du paragraphe 23 (2) montre qu’un des objets de cette disposition est de garantir l’aspect linguistique de cette liberté, laquelle est en outre protégée de façon plus générale par l’article 6 de la Charte canadienne. De plus, l’argument fondé sur la nécessité d’éviter que le paragraphe 23 (2) ne puisse être utilisé de façon à contredire l’objet général de l’article 23, argument qui joue un rôle central dans la décision de la Cour d’appel, n’est pas aussi convaincant dans le cas de l’application «interprovinciale» de la disposition que dans celui de son application à l’intérieur du Québec. En effet, le déménagement d’une province à l’autre que suppose cette mise en œuvre interprovinciale du paragraphe 23 (2) encourage beaucoup moins son utilisation comme artifice pour obtenir une admissibilité à l’école publique anglaise au Québec.

D Les positions susceptibles d’être adoptées dans l’affaire Solski/Casimir par la Cour suprême

Pour des raisons faciles à comprendre à la lumière de l’analyse qui précède, il est fort peu probable que la Cour suprême adopte majoritairement une position semblable à celle de la Cour supérieure et restaure la décision de celle-ci en renversant l’arrêt de la Cour d’appel. La décision de la Cour supérieure est fondée sur un raisonnement juridique médiocre et entraîne des conséquences pratiques telles pour la politique linguistique du Québec que sa confirmation serait reçue comme un affront par une large partie de l’opinion publique québécoise.

Elle placerait en outre le gouvernement québécois dans une situation très difficile sur le plan juridique et politique, puisque l’échappatoire de la dérogation ne serait pas disponible, comme c’était le cas en 1988, dans la foulée de l’arrêt Ford déclarant inconstitutionnelles les dispositions de la Loi 101Page 144 sur l’affichage, la publicité commerciale et les raisons sociales.34 En effet, l’article 33 de la Charte canadienne qui autorise la dérogation ne s’applique pas à l’article 23 (ni à l’article 6 sur la liberté de circulation et d’établissement). À cet égard, il faut rappeler que la position officielle, à l’époque de l’adoption de la Charte canadienne, du Parti libéral du Québec, qui forme actuellement le gouvernement du Québec, était que les paragraphes 23 (1) a) (la clause de la première langue apprise et encore comprise) et 23 (2) (la clause relative au dossier scolaire des enfants) devraient être sujets à une clause dérogatoire ou à une clause d’option ou de retrait, c’est-à-dire que le Québec ne devrait y être soumis que de façon optionnelle.35 On sait que les autorités fédérales n’ont donné suite à cette demande que pour le paragraphe 23 (1) a). Le Parti libéral n’avait donc pas accepté, pas plus que le gouvernement de l’époque formé par le Parti québécois, l’application au Québec du paragraphe 23 (2). Si la Cour suprême faisait maintenant découler de ce paragraphe un droit indirect au libre choix pour les allophones et les francophones, on imagine que le gouvernement formé par le Parti libéral réagirait énergiquement.

Toujours du point de vue de l’impact politique de sa décision, auquel la Cour suprême ne peut être insensible, il faut souligner que, dans les trois cas où la Cour a par le passé invalidé des dispositions importantes de la Loi 101 —Ford (dispositions relatives à l’affichage commercial et aux raisons sociales),36 Blaikie (dispositions relatives à la langue des lois et des tribunaux)37 et Association of Protestant School Boards (clause-Québec)—,38 elle pouvait à chaque fois s’appuyer sur les décisions concordantes unanimes de la Cour supérieure et de la Cour d’appel du Québec, ce qui la mettait en bonne partie à l’abri des critiques attaquant son impartialité à l’égard du Québec. Or ce n’est plus le cas cette fois, la Cour d’appel ayant à l’unani-Page 145mité donné tort aux requérants et renversé la décision de la Cour supérieure.

Est-ce à dire que l’on peut s’attendre à ce que la Cour suprême confirme purement et simplement la décision de la Cour d’appel? Nous ne le pensons pas. En premier lieu, cette décision présente des faiblesses que la Cour suprême voudra probablement corriger. Ensuite, la Cour suprême voudra sans doute tenir compte de certaines variables qui n’ont pas été prises en considération —ou ne pouvaient pas l’être— par la Cour d’appel, principalement l’impact de la solution sur la situation des minorités francophones du Canada, d’une part, et les modifications apportées à la Loi 101 en 2002 par la Loi 104, d’autre part.

1) La situation des minorités francophones vivant ailleurs au Canada et l’interprétation ou l’application asymétrique du paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne

La Cour suprême tiendra sûrement compte de l’effet de sa décision sur la situation des minorités francophones du reste du Canada. Des associations représentant leurs intérêts ont été autorisées à intervenir dans la procédure et feront valoir leurs préoccupations. Par ailleurs, avant d’examiner quels sont les enjeux pour les communautés francophones du Canada dans cette affaire, il faut noter que si la Cour arrivait à la conclusion que la défense de leurs intérêts, d’une part, et la situation au Québec, d’autre part, exigent des solutions différentes, il lui serait possible de donner une interprétation ou une application asymétrique au paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne.

L’interprétation asymétrique consisterait à considérer que le paragraphe 23 (2) peut se voir reconnaître une portée différente pour le Québec d’une part, le reste du Canada de l’autre. En effet, la Cour suprême a déjà admis que l’article 23 pourrait recevoir une interprétation tenant compte du contexte linguistique et historique de chaque province.39 Ainsi, une interprétation ayant pour effet de rendre admissible à l’école anglaise un grand nombre d’enfants francophones ou allophones menacerait les mesures de protection et de promotion du français au Québec et pourrait justifier lePage 146 choix d’une interprétation du paragraphe 23 (2) compatible avec des dispositions législatives québécoises ayant pour effet de restreindre cette possibilité. Pour ce qui est de l’application du paragraphe 23 (2) dans le reste du Canada, si on concluait que les minorités francophones ont intérêt à pouvoir admettre dans leurs écoles le plus grand nombre d’enfants possible, une telle situation ne menaçant évidemment pas la majorité anglophone, il serait possible d’interpréter le paragraphe 23 (2) comme empêchant les législatures de ces provinces de restreindre une telle possibilité. Cependant, on voit qu’un tel raisonnement nécessiterait des contorsions interprétatives considérables et ne serait probablement pas très convaincant.

L’application asymétrique du paragraphe 23 (2) par l’entremise de l’article premier de la Charte constituerait une façon plus simple et plus souple d’arriver au même résultat, qui a déjà été utilisée dans l’affaire Ford en matière linguistique. Elle consisterait à considérer que les mesures législatives qui ont pour effet de limiter la portée du paragraphe 23 (2) entraînent une restriction des droits garantis par cette disposition. Dans le cas du Québec, la vulnérabilité du français, déjà reconnue par la Cour suprême dans Ford, justifierait la restriction. Dans le cas des provinces anglaises, l’absence de vulnérabilité de l’anglais et la situation précaire des minorités francophones interdiraient de considérer comme justifiable une mesure du même genre.

L’intérêt des minorités francophones hors Québec semble être en général de pouvoir recevoir dans leurs écoles le plus grand nombre possible d’enfants, pour des raisons tenant à la condition du nombre suffisant, tout en ayant la possibilité d’exercer un certain contrôle sur les admissions pour faire en sorte que ces écoles restent homogènes et ne deviennent pas des écoles d’immersion en français pour des enfants qui ne connaissent pas déjà suffisamment cette langue.

La première considération —maintenir les écoles minoritaires ouvertes au plus grand nombre possible d’enfants— milite évidemment contre toute latitude qui serait laissée aux législatures provinciales d’ajouter des exigences supplémentaires aux conditions d’admissibilité prévues par l’article 23, comme celles consistant à prévoir une durée minimale de scolarité ou à vérifier les connaissances linguistiques des parents ou des enfants en cause.

Par contre, la deuxième considération —protéger le caractère homogène des écoles de la minorité— peut amener les minorités francophones à souhaiter que les législatures provinciales encadrent l’admission dans les écoles de langue française par des conditions ou des modalités non prévues dans la disposition constitutionnelle. Une pareille hypothèse est discutée dans de nombreux écrits de doctrine qui portent sur l’application de l’article 23 dans les provinces anglaises. En effet, il semble que dans certainesPage 147 régions du Canada anglais, comme conséquence du phénomène d’assimilation linguistique qui s’y déroule, un nombre assez important d’enfants anglophones unilingues soient admissibles dans les écoles françaises parce que l’un de leurs parents a reçu son instruction en français ou que cette langue est sa première langue apprise et encore comprise. L’admission non contrôlée de ces enfants, qui serait le résultat d’une application pure et simple de l’article 23, pourrait gêner plus ou moins considérablement le fonctionnement adéquat des écoles pour les enfants minoritaires qui connaissent le français, en obligeant par exemple les enseignants à adopter une pédagogie d’immersion plutôt qu’une pédagogie du français langue première.

Le Professeur Braën, décrit le phénomène de la façon suivante: «Il y a ici un conflit évident entre d’une part, le respect des droits scolaires constitutionnels et d’autre part, le principe de l’intégrité ou de l’homogénéité linguistique d’un établissement de la minorité ou d’un programme d’instruction dans la langue de cette minorité».40

Le Professeur Foucher suggère deux solutions, la première consistant à interpréter le contenu même du droit garanti à l’article 23 de façon à reconnaître aux commission scolaires francophones la possibilité de limiter l’accès à l’école française lorsque celui-ci a pour effet de remettre en question la nature même de l’école; la seconde consistant à utiliser l’article premier de la Charte canadienne pour reconnaître que la restriction de l’accès à l’école française des enfants anglophones de parents qualifiés constituerait une limite raisonnable aux droits de ces parents en vue de préserver le contenu même des droits appartenant aux autres parents francophones dont les enfants ont une connaissance suffisante du français:

Il est possible d’y remédier à partir du contenu même du droit garanti par l’article 23, en laissant aux commissions scolaires francophones le droit de limiter l’accès à l’école française lorsque celui-ci a pour effet de remettre en question la nature même de celle-ci. L’article premier peut aussi jouer un rôle utile en permettant de restreindre l’accès à l’école française des enfants anglophones de parents qualifiés, puisqu’il s’agirait d’une limite raisonnable aux droits de ces parents en vue de préserver le contenu même de ces droits pour tous les autres parents francophones.

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Somme toute, dans les provinces anglaises, l’intérêt des minorités francophones est de pouvoir contrôler et surveiller l’admission dans leurs écoles d’enfants non francophones mais néanmoins qualifiés aux termes de l’article 23, dans la mesure où leur admission incontrôlée risquerait de porter atteinte au caractère homogène des écoles; cela signifie qu’il faut pouvoir, d’une façon ou d’une autre, ajouter des conditions supplémentaires à celles prévues par l’article 23, par exemple des conditions portant sur les connaissances linguistiques des enfants.

Sans aller plus loin dans l’examen de la situation des minorités francophones du Canada, on peut conclure de ce qui précède que celle-ci peut dans certains cas nécessiter un certain encadrement des droits garantis par l’article 23 aux différentes catégories de bénéficiaires, même si en général les minorités francophones auront intérêt à ce que ces catégories soient interprétées sans restrictions afin de pouvoir recevoir le plus grand nombre possible d’enfants dans leurs écoles. Une telle modulation des effets de l’article 23 dans son application aux minorités francophones, de même que la modulation rendue nécessaire par la différence des situations au Québec, d’une part, et dans les provinces anglophones, de l’autre, sera beaucoup plus facile par l’entremise d’une application asymétrique -—sous le régime de l’article premier— que d’une interprétation asymétrique qui obligerait à des contorsions conceptuelles considérables pour réussir à donner à l’article 23 lui-même une portée intrinsèque variable selon le contexte et les circonstances.

2) Les modifications introduites dans la Loi 101 par la Loi 104 de 2002

Parmi les modifications apportées en 2002 à la Loi 101 par la Loi 104,42 celle qui nous intéresse avait pour effet d’ajouter à l’article 73 les deux alinéas suivants, à la fin de l’article:

Il n’est toutefois pas tenu compte de l’enseignement en anglais reçu au Québec dans un établissement d’enseignement privé non agréé aux fins de subventions par l’enfant pour qui la demande est faite ou par l’un de ses frères et sœurs. Il en est de même de l’enseignement en anglais reçu au Québec dans un tel établissement, après le (date de l’entrée en vigueur du présent article), par le père ou la mère de l’enfant.

Il n’est pas tenu compte non plus de l’enseignement en anglais reçu en application d’une autorisation particulière accordée en vertu des articles 81, 85 ou 85.1.

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Par conséquent, le législateur québécois a fait disparaître le principal facteur permettant le recours au paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne pour obtenir l’admissibilité à l’école publique ou privée subventionnée anglaise dans le cas d’enfants de parents ne remplissant pas les conditions de la clause-Canada. Comme nous l’avons souligné précédemment, la validité constitutionnelle de cette modification a été contestée, sans succès, devant le Tribunal administratif du Québec dans l’affaire Nguyen.43

La validité de la Loi 104 n’est pas en cause devant la Cour suprême dans l’affaire Solski/Casimir et cette question ne fait donc pas partie des questions examinées dans cette étude. Mentionnons cependant quelques considérations générales. Le Constituant n’indique pas dans l’article 23 quel est le type d’école, publique, privée subventionnée ou privée non subventionnée dont la fréquentation par les parents ou les enfants créé le droit garanti dans cette disposition. Néanmoins, comme le droit qui est garanti est celui à l’instruction sur les fonds publics et, dans certains cas, à des établissement d’enseignement financés sur les fonds publics, il semble que l’économie générale de l’article 23 permette de l’interpréter comme ne visant que les écoles publiques ou privées subventionnées, à la fois comme celles où s’exercent les droits garantis et comme celles dont la fréquentation, par les parents ou par les enfants, fait naître les droits garantis. La note marginale du paragraphe 23 (2) —«continuité d’emploi de la langue d’instruction»— pourrait d’ailleurs être interprétée comme connotant également une continuité dans le genre d’école fréquentée: seule la fréquentation d’une école publique de langue minoritaire par un enfant pourrait conférer à ses parents le droit de continuer à le faire instruire, ainsi que ses frères et sœurs, dans une école publique où l’instruction se donne dans la langue de la minorité. Quant aux parents qui ont commencé à faire fréquenter l’école privée non subventionnée à leurs enfants, il n’y aurait pas d’injustice à leur demander de continuer à utiliser ce régime, du moins s’ils veulent continuer à faire éduquer leurs enfants dans la langue de la minorité; l’école publique dans la langue de la majorité leur est par ailleurs ouverte sans restrictions.

Dans une telle optique, l’article 23 serait donc compatible avec une interprétation faisant naître les droits garantis uniquement à partir de la fréquentation d’une école publique ou privée subventionnée. Dès lors, la Loi 104 ne devrait pas être considérée comme entraînant une restriction des droits garantis par cette disposition, mais au contraire compatible avec elle.

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Par ailleurs, rien dans l’article 23 n’empêche évidemment un législateur provincial, s’il le veut, de considérer que les droits de l’article 23 puissent également naître de la fréquentation d’une école privée non subventionnée, comme le faisait d’ailleurs la Loi 101 jusqu’en 2002; il s’agit alors d’une extension législative des droits garantis.

Si l’on jugeait par contre que la Loi 104 restreint les droits de l’article 23 parce que celui-ci doit être interprété comme faisant de la fréquentation d’une école privée non subventionnée une condition suffisante pour la naissance du droit qu’il garantit, cette restriction pourrait être jugée comme raisonnable —et donc valide— en application de l’article 1 de la Charte canadienne, pour les mêmes raisons que celles déjà invoquées pour la justification de la condition de la majeure partie de l’enseignement (au cas où celle-ci serait considérée comme restreignant l’article 23).

Même si la Cour suprême n’est pas appelée à se prononcer sur la validité de la Loi 104 dans l’affaire Solski/Casimir, les modifications que celle-ci a apportées à l’article 73 de la Loi 101 constituent un facteur qui jouera peut-être un certain rôle dans l’évaluation que la Cour fera de la validité de la condition de la majeure partie de l’enseignement qui est contestée dans cette affaire. En effet, comme nous l’avons souligné précédemment, la Loi 104 a réduit de façon significative les possibilités que le paragraphe 23 (2) puisse être utilisé par des parents ne se qualifiant par en vertu de la clause-Canada, puisque dorénavant il faudrait qu’ils inscrivent leur enfant dans une école à l’extérieur du Québec. Cela n’est pas impossible s’ils sont suffisamment déterminés, mais les complications et le coût entraînées par la démarche sont évidemment plus considérables que ceux occasionnés par l’inscription dans une école privée au Québec, surtout si le séjour de l’enfant en dehors du Québec doit se prolonger pendant un certain temps. Cette considération pourrait peut-être amener la Cour suprême à juger qu’elle peut, sans provoquer d’effets trop contraignants sur la politique linguistique québécoise, et par conséquent trop de protestations au Québec, adopter une décision dans laquelle elle jugerait que la condition de la majeure partie entraîne des restrictions disproportionnées sur le droit garanti, et dans laquelle elle indiquerait qu’une condition de «partie substantielle» (ou «raisonnable» ou «suffisante») serait par contre acceptable. Rappelons que c’est ce type de démarche qu’elle a adoptée dans l’arrêt Ford, en jugeant que l’exigence de l’unilinguisme dans l’affichage publicitaire et les raisons sociales était injustifiable car disproportionnée, mais en suggérant qu’une exigence de nette prépondérance du français serait justifiée.

Si elle choisissait cette solution, la Cour pourrait invalider l’exigence dePage 151 la majeure partie et suspendre l’effet de ce jugement pendant quelques mois pour donner au gouvernement québécois le temps de faire adopter une modification destinée à mettre le nouveau régime, suggéré par la Cour, en vigueur.

Pour terminer, rappelons que nous avons relevé d’autres raisons pour lesquelles la Cour pourrait être portée à juger la condition de la majeure partie invalide, tout en indiquant qu’une condition de «partie raisonnable» serait acceptable.

1) Une telle solution permettrait à l’autorité chargée d’appliquer le critère d’exercer une certaine discrétion pour tenir compte des circonstances propres à chaque espèce (intérêt de l’enfant et de la famille; existence de la bonne foi des requérants ou, au contraire, de l’emploi d’un artifice; etc.). Une certaine jurisprudence finirait par se constituer, assurant une prévisibilité juridique suffisante, tout en permettant la souplesse nécessaire. Ces remarques valent autant pour le paragraphe 23 (1) b) (clause du dossier scolaire des parents) que pour le paragraphe 23 (2) (clause du dossier scolaire des enfants).

2) En ce qui concerne plus particulièrement la mise en œuvre du paragraphe 23 (2), cette solution permettrait à l’autorité chargée d’appliquer le critère de distinguer les cas d’application «interprovinciale», d’une part, et d’application à l’intérieur d’une province, d’autre part, du paragraphe 23 (2). La proportion de l’enseignement reçu considérée comme nécessaire pourrait être moindre dans le premier cas que dans le second. D’une part, parce que les probabilités et les risques d’usage impropre du paragraphe 23 (2) sont moindres lorsqu’il y a déplacement d’une province à une autre (surtout lorsque le déplacement concerne la famille tout entière); d’autre part, parce que les mesures ayant pour effet de gêner la mobilité interprovinciale sont également susceptibles d’être considérées comme contraires à l’article 6 der la Charte canadienne, qui garantit la liberté de circulation et d’établissement.

3) Enfin, comme nous l’avons souligné précédemment, l’exigence qu’une partie substantielle ou raisonnable de l’enseignement ait été reçue s’accorde mieux que l’exigence de la majeure partie avec l’économie générale et l’énoncé du paragraphe 23 (1) b), et davantage encore du paragraphe 23 (2), ainsi qu’avec le principe de l’interprétation libérale des droits garantis par la Charte.

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Conclusion

À notre avis, la Cour suprême adoptera probablement une décision ayant pour effet de permettre au Québec de maintenir une certaine exigence relative à la proportion de l’enseignement qui doit avoir été reçue pour invoquer les paragraphes 23 (1) b) et 23 (2) de la Charte canadienne, sous sa forme actuelle de «majeure partie» ou sous une forme atténuée de «partie substantielle» (ou «raisonnable» ou «suffisante»). Elle pourrait parvenir à ce résultat en considérant qu’une telle exigence est compatible avec les dispositions en cause de la Charte canadienne et en constitue une modalité d’application, ou encore en jugeant qu’elle restreint les droits garantis mais que cette restriction est raisonnable et justifiable en application de l’article 1 de la Charte, au vu de la situation linguistique et démographique du Québec. Nous pensons que la deuxième hypothèse est plus probable que la première pour les raisons mentionnées dans cette étude. Il se pourrait d’ailleurs que les membres de la Cour se divisent en deux groupes adoptant chacun l’un de ces deux raisonnements. Il n’est pas impossible non plus qu’une minorité de membres de la Cour soit d’avis que les dispositions contestées de la Loi 101 constituent une restriction non justifiée des droits garantis par le paragraphe 23 (2) et sont par conséquent invalides. Nous estimons cependant cette hypothèse moins probable car la Cour suprême s’est toujours efforcée jusqu’à présent d’arriver à des décisions unanimes dans les affaires susceptibles d’avoir un impact politique important au Québec, en particulier dans le domaine de la législation linguistique.

II La contestation de la clause-Canada de la Charte de la langue française sur le fondement de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec

Dans l’affaire Gosselin,44 les requérants contestent le critère d’admissibilité à l’enseignement en anglais faisant appel à la langue d’instruction d’un parent contenu au paragraphe 73 (2) de la Loi 101 (la clause-Canada), en invoquant qu’il est contraire au droit à l’égalité garanti à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. La clause-Canada entraînerait une distinction discriminatoire fondée sur l’état civil des enfants (entendu au sens du lien de filiation).

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Cette argumentation soulève les trois problématiques suivantes:

1) Le fait que la clause-Canada soit également prévue dans le paragraphe 23 (1) b) la Charte canadienne empêche-t-il qu’on puisse le contester, à l’intérieur de la Loi 101, sur le fondement de la Charte québécoise? Le fait que ce critère soit forcément conforme au droit à l’égalité garanti par l’article 15 la Charte canadienne, puisqu’il est contenu dans celle-ci, entraîne-t-il la conséquence qu’il est aussi forcément conforme au droit à l’égalité garanti par la Charte québécoise? Ou encore: le fait que la clause-Canada soit contenue dans la Charte canadienne immunise-t-il le même critère contenu dans la Loi 101 contre toute contestation fondée sur la Charte québécoise? Tant la Cour supérieure que la Cour d’appel du Québec, à l’unanimité, ont répondu par l’affirmative à cette question, ce qui suffisait évidemment à faire rejeter les prétentions des requérants. Comme le dit la Cour d’appel: «Comment le législateur québécois pourrait-il faire preuve de discrimination en se conformant à la Charte canadienne? Le pourvoi devrait donc être rejeté pour ce motif» (paragraphes 27 et 28).

2) En admettant qu’il faille répondre par la négative à la question précédente, c’est-à-dire que la Charte canadienne n’immunise pas purement et simplement le paragraphe 73 (2) de la Loi 101 contre toute contestation fondée sur la Charte québécoise, le critère de la langue d’instruction des parents dans la Loi 101 est-il discriminatoire? L’existence d’une discrimination au sens de l’article 10 de la Charte québécoise suppose la réunion d’un certain nombre d’éléments constitutifs. Tant la Cour supérieure que la Cour d’appel ont jugé qu’aucun de ces éléments n’était présent, si bien qu’elles ont conclu qu’il n’y avait pas discrimination.

3) Enfin, en admettant que l’on puisse invoquer la Charte québécoise et qu’il y ait discrimination, celle-ci serait-elle justifiable? Ni la Cour supérieure ni la Cour d’appel n’ont directement répondu à cette question, en estimant sans doute que cela était inutile étant donné la façon dont elles avaient répondu aux questions précédentes. Mais l’examen détaillé que fait la Cour supérieure de l’histoire de la législation linguistique québécoise et de la situation sociolinguistique et démographique du Québec, examen auquel renvoie la Cour d’appel, indique clairement que les deux Cours auraient été prêtes, si nécessaire, à juger que les mesures contestées étaient raisonnables et justifiables.

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Il nous paraît très peu probable que la Cour suprême du Canada donne raison aux requérants et renverse les décisions de la Cour supérieure et de la Cour d’appel. Cependant, tout en arrivant au même résultat, elle pourrait emprunter un raisonnement différent sur l’une ou l’autre des trois problématiques soulevées. Nous examinerons donc chacune de celles-ci pour voir quelles sont les positions que la Cour suprême est susceptible d’adopter.

A La Charte québécoise est-elle susceptible d’être invoquée contre les dispositions de la Loi 101 qui reproduisent la clause-Canada de la Charte canadienne?

En simplifiant, le Procureur général du Québec prétend que, dans la mesure où l’article 73 de la Loi 101 constitue la mise en œuvre législative de l’obligation constitutionnelle dictée par l’article 23 de la Charte canadienne, il ne saurait être contraire à la Charte québécoise, et que la Charte québécoise ne peut être utilisée pour imposer au gouvernement du Québec de nouvelles obligations en matière d’enseignement dans la langue de la minorité. En se conformant aux catégories contenues dans la Charte canadienne, le législateur ne peut faire preuve de discrimination au sens de la Charte québécoise. La Cour supérieure et la Cour d’appel ont accepté ce point de vue. Nous pensons que c’est à tort et que la Cour suprême pourrait, sur ce point, être d’un avis opposé.

En effet, l’argumentation du Procureur général confond les obligations imposées au législateur québécois par la Charte canadienne, d’une part, et par la Charte québécoise, d’autre part. La Charte canadienne lui impose d’admettre à l’enseignement en anglais les personnes qui répondent au critère de la clause-Canada (et au critère de la langue d’instruction des enfants du paragraphe 23 (2)), mais elle ne lui impose pas pour autant d’en écarter les personnes qui ne répondent pas à ces critères. Les garanties qu’elle contient ne constituent pas un maximum, mais un minimum auquel la Charte québécoise peut ajouter. Quant à la Charte québécoise, elle impose au législateur québécois de ne pas faire de discrimination. Si par hypothèse on admettait que le fait d’écarter ces autres personnes entraîne une discrimination, celle-ci ne serait évidemment pas interdite par la Charte canadienne, mais elle le serait par la Charte québécoise. Il n’est donc nullement impossible, en théorie, que la Charte québécoise soit plus exigeante dans ce domaine que la Charte canadienne. On ne saurait donc prétendre que la clause-Canada, simplement parce qu’elle est contenue dans la Charte cana-Page 155dienne et est donc forcément conforme à celle-ci, est également nécessairement conforme à la Charte québécoise. Les lois québécoises ordinaires doivent être conformes à la fois à la Charte canadienne et à la Charte québécoise et il est couramment admis que les deux chartes n’ont pas exactement le même contenu, notamment en matière de droit à l’égalité, si bien qu’une même mesure législative peut être conforme à l’une et non conforme à l’autre.

Pour prendre le problème sous un autre angle, le fait que la Charte canadienne contienne à la fois une interdiction de la discrimination et la clause-Canada empêche logiquement de conclure qu’elle considère celle-ci comme discriminatoire: un même instrument ne peut affirmer une chose et son contraire. Si la même situation existait dans la Charte québécoise, la même conclusion s’imposerait. Cependant ce n’est pas le cas. La Charte québécoise interdit de façon générale la discrimination, mais ne contient aucune disposition reproduisant la clause-Canada de la Charte canadienne. Celle-ci se retrouve plutôt dans la Loi 101, qui est une loi ordinaire québécoise soumise au respect de la Charte québécoise et susceptible de ne pas être conforme à celle-ci en reproduisant la clause-Canada.

Par ailleurs, il existe un argument différent de celui avancé par le Procureur général et qui lui nous paraît convaincant: si par hypothèse on concluait que la clause-Canada de la Loi 101 entraîne une discrimination contraire à la Charte québécoise, le fait que la clause-Canada se retrouve également dans la Charte canadienne constituerait un argument extrêmement convaincant pour en démontrer le caractère raisonnable et justifié. En effet, si le Constituant canadien a trouvé ce critère suffisamment approprié pour l’inscrire dans la Charte canadienne, comment serait-il possible de prétendre qu’il est déraisonnable pour le législateur québécois de l’adopter à son tour. Mais cela n’équivaut pas à dire que la clause-Canada de la Loi 101, parce qu’elle est également contenue dans la Charte canadienne, est a priori non susceptible d’être confrontée à la Charte québécoise.

Nous pensons donc qu’il est fort possible que la Cour suprême aboutisse à la conclusion que la validité de la clause-Canada de la Loi 101 peut et doit être vérifiée par rapport aux dispositions de la Charte québécoise qui garantissent l’égalité et interdisent la discrimination.

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B La clause-Canada de la Loi 101 entraîne-t-elle une discrimination contraire à la Charte québécoise?

Pour qu’il y ait discrimination au sens de l’article 10 de la Charte québécoise, les trois éléments constitutifs suivants doivent être tous réunis (voir le jugement de la Cour supérieure au paragraphe 187):

— une distinction, exclusion ou préférence;

— fondée sur l’un des motifs énumérés dans l’article 10 de la Charte québécoise;

— qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne reconnu dans la Charte québécoise.

1) La clause-Canada de la Loi 101 entraîne-t-elle une distinction, exclusion ou préférence?

Tant la Cour supérieure que la Cour d’appel sont parvenues à la conclusion que la clause-Canada de la Loi 101 n’entraînait aucune distinction, exclusion ou préférence au sens de l’article 10 de la Charte québécoise. Pourtant, la Cour supérieure reconnaît qu’«[i]l n’est pas contesté que l’article 73 crée en apparence une différence de traitement entre les membres du groupe minoritaire anglophone et les membres du groupe majoritaire francophone quant au choix de la langue d’enseignement. [...]» (paragraphe 200), mais c’est pour ajouter ensuite:

Les articles contestés n’établissent pas une “distinction” au sens de l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec quoiqu’ils constatent une différence de traitement entre deux groupes pour des motifs constitutionnels issus d’un compromis politique

(paragraphe 216).

Autrement dit, même s’il y a distinction de traitement, celle-ci n’en est pas une juridiquement parce qu’elle est reprise de la Constitution canadienne elle-même. Elle ne fait que «constater» une distinction opérée dans la Constitution.

La Cour d’appel reprend ce raisonnement à son compte:

Les appelants affirment que la Charte de la langue française crée une distinction entre les enfants éligibles à l’enseignement en anglais et ceux qui ne le sont pas. Selon les intimés, on ne peut comparer ces deux groupes puisque la différence de traitement ne résulte pas de la loi, mais de la Consti-Page 157tution (article 23 de la Charte canadienne)

(paragraphe 31). «Les intimés ont raison de prétendre que la distinction établie par l’article 73 de la Charte de la langue française découle directement de l’article 23 de la Charte canadienne et que le législateur n’a pas le pouvoir de redéfinir les catégories énoncées à cet article.» (paragraphe 32).

Comme on le constate, l’argument retenu par les deux cours pour refuser de constater l’existence d’une distinction au sens de l’article 10 de la Charte québécoise consiste simplement à revenir à l’étape précédente, en réaffirmant qu’il ne peut s’agir d’une distinction critiquable puisqu’elle est prévue par la Constitution elle-même...

Quant à l’affirmation de la Cour d’appel selon laquelle le législateur québécois n’a pas le pouvoir de redéfinir les catégories énoncées à l’article 23 de la Charte canadienne, elle est manifestement erronée pour autant qu’elle signifie que le législateur québécois ne pourrait pas élargir ces catégories. D’ailleurs, dans d’autres provinces du Canada, c’est ce qu’a fait le législateur provincial en prévoyant que les comités d’admission des écoles francophones ont le pouvoir d’admettre des enfants non qualifiés en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne. Ces dispositions ont été contestées mais jugées valides.45

Nous pensons donc qu’il est très possible que la Cour suprême juge que ce premier élément constitutif de la discrimination au sens de la Charte québécoise est présent et qu’il y a distinction entre les enfants admissibles à l’enseignement en anglais et les autres.

2) La distinction, exclusion ou préférence est-elle fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 10 de la Charte québécoise?

Les requérants soumettent que la différence de traitement contenue dans l’article 73 de la Loi 101 est basée sur l’état civil des enfants. Ceux qui sont inadmissibles à l’école anglaise le sont à cause de leur lien de filiation avec des parents qui n’ont pas reçu leur instruction en anglais au Canada, et vice-versa pour ceux qui sont admissibles.

La Cour supérieure et la Cour d’appel ont rejeté cet argument de la façon suivante (nous reprenons ici la motivation de la Cour supérieure, plus explicite que celle de la Cour d’appel, mais essentiellement semblable):

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Il est vrai que dans l’arrêt Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne) [...], la Cour suprême confirme que la filiation entre dans la définition de l’état civil. Mais la différence de traitement résultant de l’article 73 de la Charte de la langue française n’est pas fondée sur le lien existant entre l’enfant et ses parents, mais uniquement sur le lien avec la communauté linguistique à laquelle l’enfant appartient

(paragraphe 223). «La langue d’enseignement du parent n’est que le véhicule qui permet d’établir la langue possible de l’enfant. Le tout jeune enfant formule ses premiers mots dans la langue qu’emploient ses parents pour communiquer avec lui. Il s’ensuit que, généralement, la langue parlée avec les parents est la langue de l’enfant. [...]» (paragraphe 224). «En conséquence, l’effet réel de la distinction est de déterminer la langue de l’enfant et non de l’exclure pour un motif fondé sur l’état civil. Les requérants confondent la nature apparente de l’article 73 avec son effet réel». (paragraphe 226).

La Cour d’appel reprend cette conclusion:

En conséquence, l’effet réel de la distinction est de déterminer la langue de l’enfant et non de l’exclure pour un motif fondé sur l’état civil. Les requérants confondent la nature apparente de l’article 73 avec son effet réel

(paragraphe 38).

Or si la distinction est fondée sur la langue de l’enfant, plutôt que sur l’état civil, elle constitue bel et bien une distinction fondée sur l’un des motifs énumérés dans l’article 10 de la Charte québécoise, puisque la langue est au nombre de ceux-ci. Le juge Laramée semble vouloir écarter cette conclusion en s’appuyant sur un passage d’une décision de la Cour suprême, qu’il cite cependant à notre avis hors contexte (paragraphe 227):

[...] les moyens de preuve de l’appartenance à la minorité linguistique de la province (la minorité de langue anglaise) doivent avoir un lien quelconque avec la langue

.46

Cependant, le fait que la distinction fondée sur la langue soit nécessaire pour vérifier l’appartenance à la minorité constitue une considération relative à son caractère raisonnable, c’est-à-dire à son éventuelle justification, plutôt qu’à l’existence d’une telle distinction ou encore à la nature du motif sur lequel elle est fondée. Or les considérations relatives au caractère raisonnable d’une distinction doivent être réservées pour l’étape de l’examen de sa justification, c’est-à-dire pour la dernière étape de l’analyse.

Par conséquent, la distinction est fondée soit sur l’état civil, soit sur laPage 159 langue, soit sur une combinaison de ces deux motifs. Dans les trois cas, elle est fondée sur un ou des motifs énumérés à l’article 10 de la Charte québécoise. Si la Cour suprême adopte ce point de vue, elle arrivera donc à une conclusion opposée à celle retenue par les tribunaux québécois.

3) La distinction, exclusion ou préférence a-t-elle pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne?

L’article 10 de la Charte québécoise, contrairement à l’article 15 de la Charte canadienne, ne garantit pas le droit à l’égalité de façon autonome; une violation de l’égalité n’est en effet contraire à l’article 10 que si elle peut être considérée comme ayant pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance ou l’exercice, «en pleine égalité», d’un autre droit ou d’une autre liberté garanti par la Charte québécoise. Autrement dit, la discrimination, pour être illicite, doit pouvoir être rattachée à l’exercice d’un droit ou d’une liberté garantis ailleurs qu’à l’article 10.

L’article 40 de la Charte québécoise donne à toute personne le droit à l’instruction publique gratuite, mais uniquement «dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi». En outre, comme les autres droits économiques et sociaux du Chapitre IV, le droit à l’instruction ne fait l’objet d’aucune primauté sur la législation ordinaire, dans la mesure où l’article 52 de la Charte québécoise (la clause de primauté) ne s’applique qu’aux articles 1 à 38. Néanmoins, si la violation d’un droit économique ou social est discriminatoire, et si la distinction est fondée sur l’un des motifs de discrimination prohibés à l’article 10, celui-ci pourra être invoqué avec succès. Autrement dit, on ne peut se fonder sur l’article 40 pour obliger l’État québécois à offrir l’enseignement public ou certaines modalités de celui-ci, comme l’enseignement en anglais, mais s’il décide de le faire, il ne peut le faire selon des modalités discriminatoires.

Or en vertu de la clause-Canada de la Loi 101, l’enseignement public en anglais est accessible à certains et pas à d’autres, sur la base de distinctions fondées sur l’état civil et/ou la langue. À cela la Cour supérieure semble répondre que les articles 72 et 73 de la Loi 101 font précisément partie des «normes prévues par la loi» et, par conséquent, ne peuvent être incompatibles avec l’article 40 (paragraphe 196). Cela est entendu, mais encore faut-il que ces «normes prévues par la loi» ne soient pas discriminatoires. Si le simple fait qu’elles soient «prévues par la loi» empêche a priori de les considérer comme discriminatoires, le recours à l’article 10Page 160 sera dans tous les cas inutile. Or nous avons vu que la Charte québécoise prohibe les modalités discriminatoires de mise en œuvre des droits économiques et sociaux par la loi.

Par conséquent, il se pourrait que la Cour suprême arrive à la conclusion que la clause-Canada de la Loi 101 compromet le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice du droit à l’instruction publique gratuite.

Finalement, la Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec interprètent le troisième élément constitutif de la discrimination au sens de l’article 10 de la Charte québécoise à la lumière des critères retenus par la Cour suprême pour l’interprétation de l’article 15 de la Charte canadienne, ce qui signifie que l’existence d’une discrimination exige la preuve d’une «atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles [des requérants] au moyen de l’imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux».47

Pour appliquer ce critère d’atteinte à la dignité du demandeur, le tribunal doit tenir compte de l’ensemble du contexte social, politique et juridique dans lequel l’allégation de discrimination est formulée, notamment de quatre facteurs contextuels susceptibles de l’aider à décider si une différence de traitement porte atteinte à la dignité humaine: l’appartenance du demandeur à un groupe défavorisé et vulnérable aux préjugés; la correspondance de la distinction incriminée avec les besoins, les capacités ou la situation propre du demandeur; l’objet ou l’effet d’amélioration des mesures contestées sur la situation d’autres personnes ou groupes défavorisés; la nature du droit touché par la distinction incriminée et la gravité de l’atteinte à ce droit. Soulignons que le fardeau, très difficile à relever, de prouver l’atteinte à la dignité revient au requérant.

Dans l’affaire Gosselin, la Cour supérieure a souligné que les requérants, en grande majorité des francophones, prétendaient que les membres du groupe majoritaire étaient défavorisés par rapport au groupe minoritaire. Le juge Laramée ajoute:

Ce groupe [les francophones] n’est pas structurellement et historiquement défavorisé au Québec, comme on l’a vu. À titre de membres de la ma-Page 161jorité francophone au Québec, les requérants ne font certes pas partie d’une minorité victime de stéréotypes ou de préjugés

(paragraphe 243).

Par conséquent, l’élément d’atteinte à la dignité humaine des requérants faisant défaut, le troisième élément constitutif de la discrimination au sens de la Charte québécoise n’est pas présent.

Nous pensons que cette conclusion de la Cour supérieure est justifiée et que la Cour suprême la reprendra très probablement à son compte (du moins si elle entérine le point de vue voulant qu’une discrimination en vertu de la Charte québécoise exige une atteinte à la dignité humaine). Par conséquent, c’est sans doute à cette étape de la démarche que la Cour suprême arrivera à la même conclusion globale que la Cour supérieure et la Cour d’appel, même si elle diffère d’opinion avec elles sur les étapes précédentes.

Comme dans l’affaire Solski/Casimir, la Cour suprême tiendra compte dans l’affaire Gosselin des effets que sa décision pourrait entraîner en dehors du Québec, sur la situation des minorités francophones des autres provinces et territoires. Or toutes les provinces ainsi que les trois territoires possèdent des instruments législatifs similaires à la Charte québécoise, qui interdisent la discrimination en termes comparables.

Si on arrivait à la conclusion que le droit à l’égalité dans la Charte québécoise oblige le Québec à admettre les membres de la majorité francophone dans les écoles de la minorité anglophone, l’inverse serait vrai dans les provinces anglaises: elles devraient admettre les membres de la majorité anglophone dans les écoles de la minorité francophone, et ceci sans contrôle possible par les comités d’admission de ces écoles, c’est-à-dire sans contrôle possible par la minorité elle-même. Le risque serait alors que ces écoles, plutôt que d’être des écoles homogènes pour les enfants de la minorité, deviennent des écoles d’immersion pour les enfants de la majorité. Les associations représentant les francophones hors Québec qui sont intervenantes dans l’affaire Gosselin s’opposeront certainement à une interprétation susceptible d’entraîner de pareilles conséquences.

C Si la clause-Canada de la Loi 101 entraîne une discrimination au sens de la Charte québécoise, cette discrimination est-elle justifiable?

Au cas très improbable où la Cour suprême arriverait à la conclusion que la clause-Canada dans la Loi 101 est discriminatoire, elle pourrait cependant juger que cette discrimination est justifiée par la situation socio-Page 162linguistique et démographique du Québec. En Cour supérieure et en Cour d’appel, le Procureur général du Québec a déposé une preuve volumineuse destinée à le démontrer et, comme nous l’avons noté, les deux cours ont indiqué qu’elles étaient prêtes à accepter cette démonstration si nécessaire (ce qui n’était pas le cas puisque l’une et l’autre sont parvenues à la conclusion, d’une part, que l’existence de la clause-Canada dans la Charte canadienne immunisait la même disposition dans la Loi 101 contre les attaques fondées sur la Charte québécoise et, d’autre part, qu’il n’y avait pas discrimination). La Cour suprême adopterait très probablement la même attitude, si cela était nécessaire.

Conclusion

À notre avis, la Cour suprême adoptera probablement une position consistant à juger que cette disposition de la Loi 101 n’est pas discriminatoire au sens de l’article 10 de la Charte québécoise. Elle pourrait parvenir à une telle conclusion sur la base de l’un quelconque des trois éléments constitutifs de la discrimination. Elle pourrait juger, comme la Cour supérieure et la Cour d’appel, que la clause-Canada de la Loi 101 n’entraîne pas de distinction, exclusion ou préférence; que si distinction il y a, celle-ci n’est pas fondée sur un motif mentionné dans l’article 10 de la Charte québécoise; ou, enfin, que la distinction n’a pas pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne. Pour les raisons mentionnées précédemment, nous pensons que le plus probable est qu’elle parvienne à la conclusion de non discrimination sur la base de l’inexistence du troisième élément constitutif et, plus précisément encore, en affirmant qu’il manque l’élément d’atteinte à la dignité humaine des requérants parce que ces derniers, appartenant à la majorité francophone, ne font pas partie d’un groupe traditionnellement et structurellement défavorisé dans la société.48

Page 163

Nous ne pensons pas que la Cour adopte une position consistant à conclure que la clause-Canada de la Loi 101 entraîne une discrimination au sens de l’article 10 de la Charte québécoise, celle-ci étant cependant justifiable par la situation sociolinguistique et démographique du Québec, car cela signifierait que la clause-Canada dans la Charte canadienne est ellemême discriminatoire! Évidemment, elle ne pourrait pas être contestée pour autant sur la base de la Charte canadienne elle-même (comme nous l’avons souligné précédemment), mais en termes d’opinion publique, la Cour voudra probablement éviter de déclarer discriminatoire une disposition de la Constitution canadienne...

En outre, le fait que cette disposition constitutionnelle soit reconnue comme discriminatoire par le plus haut tribunal du pays, bien que n’ayant pas de suites sur le plan constitutionnel, pourrait faciliter sa contestation devant le Comité des Nations-Unies des droits de l’Homme, sur la base du Pacte des Nations-Unies relatif aux droits civils et politiques.49

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[1] Professeur, faculté de droit, Université de Montréal. Le mandat qui nous a été confié par le Conseil supérieur de la langue française est le suivant: «Produire un document de réflexion destiné à identifier et à analyser les différentes positions susceptibles d’être adoptées par la Cour suprême du Canada dans les affaires dont elle est saisie et qui portent sur la validité des dispositions de la Charte de la langue française portant sur les conditions d’admissibilité à l’enseignement en anglais. Ces affaires sont: l’affaire Solski-Casimir, dans laquelle est contestée la compatibilité des dispositions en cause avec l’article 23 de la Charte canadienne, et l’affaire Gosselin, qui porte sur la conformité des mêmes dispositions à l’article 10 de la Charte québécoise sur le droit à l’égalité et l’interdiction de la discrimination.»

[2] Charte de la langue française, L.Q. 1977, c. 5; L.R.Q., c. C-11.

[3] La Charte canadienne des droits et libertés est contenue dans la Partie I (articles 1 à 34) de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada,1982, R.-U., c. 11; L.R.C. (1985), app. II, n.º 44.

[4] Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12. Les tribunaux ont reconnu à cette loi provinciale un statut «quasi constitutionnel», qui leur permet de déclarer «inopérante» toute autre loi québécoise, antérieure ou postérieure, incompatible avec les articles 1 à 38 de la Charte, à moins qu’elle ne contienne une disposition dérogatoire expresse.

[5] Campisi c. Procureur général du Québec, [1977] C.S. 1067.

[6] L.Q. 1983, c. 56, art. 15.

[7] P.G. Québec c. Quebec Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66.

[8] L.Q. 1993, c. 40.

[9] José Woehrling, «De l’effritement à l’érosion» dans: Le statut culturel du français au Québec, Tome II, Québec, Éditeur officiel, 1984, pp. 416-434, aux pp. 426 et 427.

[10] José Woehrling, «Les droits des minorités linguistiques et culturelles en cas d’éventuelle accession du Québec à la souveraineté», (1994) 28 Revue Juridique Thémis 1035, p. 1057.

[11] Daniel Proulx, «La Loi 101, la clause-Québec et la Charte canadienne devant la Cour suprême: un cas d’espèce?». (1985) 16 Revue Générale de Droit, 167, 174, note infrapaginale nº 25.

[12] Pierre Foucher, «Les droits scolaires des minorités linguistiques» dans: Beaudoin, Gérald-A. et Mendes, Errol P., dir., Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur ltée, 1996, pp. 943 à 988, à la p. 954.

[13] Solski c. Québec (Procureure générale), [2001] R.J.Q. 218 (C.S.).

[14] L.Q., 2002, c. 28, a. 3.

[15] Nguyen c. Ministre de l’Éducation et Procureur général du Québec, T.A.Q., SAS-M-079528-0210, 11-11-2003.

[16] Abbey c. Conseil de l’éducation du comté d’Essex, [1997] O.J. No. 2379 (Ontario Court of Justice - General Division); 42 O.R. (3d) 490 (Cour d’appel de l’Ontario).

[17] Loi sur la langue officielle, L.Q. 1974, c. 6.

[18] Jean-Pierre Proulx, «Le choc des Chartes: histoire des régimes juridiques québécois et canadien en matière de langue d’enseignement», (1989) 23 Revue Juridique Thémis 67.

[19] Jean-Pierre Proulx, «Le choc des Chartes ...», pp. 149-150 (nous soulignons).

[20] Jean-Pierre Proulx, «Le choc des Chartes ...», pp. 152-153 (nous soulignons mais le point d’exclamation est de l’auteur).

[21] Jean-Pierre Proulx, «Le choc des Chartes ...», p. 154.

[22] Jean-Pierre Proulx, «Le choc des Chartes ...», pp. 155-156.

[23] Jean-Pierre Proulx, «Le choc des Chartes ...», p. 156.

[24] Nguyen c. Ministre de l’Éducation et Procureur général du Québec, T.A.Q., SAS-M-079528-0210, 11-11-2003.

[25] Mahe c. Alberta, (1990) R.C.S. 342, à la page 369.

[26] Dans l’affaire Solski, autant en Cour supérieure qu’en Cour d’appel, le débat a également porté sur une question de procédure: le recours devait-il être rejeté au motif que le Tribunal administratif du Québec dont la compétence est exclusive sur l’application de l’article 73 de la Charte de la langue française ne s’était pas prononcé sur la question constitutionnelle? Aux deux paliers, la Cour a répondu négativement. Comme cet aspect ne porte pas sur la validité des dispositions de la Charte de la langue française relatives à l’admissibilité à l’enseignement en anglais, il ne sera pas examiné.

[27] Solski c. Québec (Procureure générale), [2001] R.J.Q. 218 (C.S.).

[28] Abbey c. Conseil de l’éducation du comté d’Essex, 42 O.R. (3d) 490 (Cour d’appel de l’Ontario).

[29] Cependant, en sens inverse, on pourrait souligner qu’en 1982, en adoptant le paragraphe 23 (1) a) de la Charte canadienne, le Constituant non seulement connaissait l’alinéa 73 (a) de la Loi 101, mais qu’il devait également connaître son interprétation par les tribunaux dans l’affaire Campisi. On pourrait alors arguer que si le Constituant avait voulu repousser une interprétation similaire à celle donnée à l’expression «a reçu l’enseignement» par le juge Deschênes, il n’aurait pas utilisé une expression pratiquement identique —«qui ont reçu leur instruction»—, mais aurait plutôt précisé qu’il suffisait d’une partie de l’instruction.

[30] [2002] R.J.Q. 1285 (C.A.).

[31] Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 362.

[32] Commissariat aux langues officielles, Les droits linguistiques: 2000-2001.

[33] Colin c. Commission d’appel sur la langue d’enseignement, [1995] R.J.Q. 1478, 1486.

[34] Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712. Certains droits et certaines libertés garantis par la Charte canadienne sont susceptibles de faire l’objet d’une dérogation par l’entremise d’une disposition expresse insérée dans une loi fédérale ou provinciale ordinaire, ce qui a pour effet de les rendre inapplicables à l’égard des lois contenant une telle dérogation. Les garanties linguistiques spécifiques contenues dans la Charte (ou ailleurs dans la Constitution canadienne) au profit de la minorité anglophone du Québec ne sont pas ainsi dérogeables, mais d’autres garanties, comme la liberté d’expression ou le droit à l’égalité, qui ont déjà été invoqués par les tribunaux pour invalider des dispositions linguistiques québécoises, peuvent faire l’objet d’une dérogation.

[35] Jean-Pierre Proulx, «Le choc des Chartes: Histoire des régimes juridiques québécois et canadien en matière de langue d’enseignement», (1989) 23 Revue juridique Thémis, 67, 161.

[36] Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712.

[37] P.G. Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016.

[38] P.G. Québec c. Quebec Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66.

[39] «Il faut noter en passant, comme l’a indiqué notre Cour dans l’arrêt Ford, [1988] 2 R.C.S. 712, aux pp. 777 et 778, que l’accent mis sur le contexte historique de la langue et de la culture indique qu’il peut bien être nécessaire d’adopter des méthodes d’interprétation différentes dans divers ressorts qui tiennent compte de la dynamique linguistique particulière à chaque province»: Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), [1993] 1 R.C.S. 839, à la p. 851.

[40] André Braën, «Les droits scolaires des minorités de langue officielle au Canada et l’interprétation judiciaire», (1988) 19 R.G.D. 311, à la p. 318.

[41] Pierre Foucher, «L’article 23 de la Charte: bilan de sept années d’interprétation judiciaire», dans Ainsi évolue la Charte, Actes de la Conférence de l’Association du Barreau canadien tenue à Toronto en mars 1989, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, p. 161, aux pp. 168-169.

[42] L.Q., 2002, c. 28, a. 3.

[43] Nguyen c. Ministre de l’Éducation et Procureur général du Québec, T.A.Q., SAS-M-079528-0210, 11-11-2003.

[44] Gosselin c. Québec (Procureur général), (1992) R.J.Q. 1647 (C.S.); Gosselin c. Québec (Procureur général), (1999) R.J.Q. 1033 (C.A.).

[45] Voir: Yves le Bouthillier, «Le droit à l’instruction en français dans les provinces canadiennes à majorité anglophone: le statut des enfants de parents immigrés», (1993) 24 Revue générale de droit 255.

[46] Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 90, 102.

[47] Il faut souligner que la Cour suprême n’a jamais directement entériné le point de vue voulant que le troisième élément constitutif de la discrimination au sens de l’article 10 de la Charte québécoise doive être interprété en y incluant l’exigence d’une atteinte à la dignité humaine, comme c’est le cas pour l’article 15 de la Charte canadienne. La doctrine est divisée sur cette question. Néanmoins, la Cour d’appel du Québec a clairement adopté ce point de vue.

[48] Notons cependant que si des personnes allophones, faisant partie d’une communauté culturelle issue de l’immigration, invoquaient le caractère discriminatoire de la clause-Canada dans la Loi 101, on ne pourrait pas leur opposer le même argument. Néanmoins, il est généralement admis, autant en droit international qu’en droit constitutionnel comparé, que l’État peut légitimement traiter de façon différente ses minorités historiques (ou «minorités de souche» ou «anciennes minorités»), d’une part, et les minorités issues de l’immigration, établies plus récemment sur son territoire («nouvelles minorités»), de l’autre, en reconnaissant aux premières des droits plus étendus qu’aux secondes. Pour un examen plus développé de cet argument, voir: José Woehrling, «Les trois dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnel comparé», (2003-04) 34 Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 93.

[49] Sur ce point, voir par analogie la décision du Comité dans l’affaire Waldman c. Canada, CCPR/C/67/D/694/1996, 4 novembre 1999, déclarant l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 (qui reconnaît certains privilèges religieux aux Catholiques et aux Protestants) incompatible avec les dispositions du Pacte sur le droit à l’égalité: José Woehrling, «Égalité religieuse en matière scolaire: de l’arrêt Adler à l’affaire Waldman» dans Mélanges Ernest Caparros (sous la direction de Jacques Beaulne), Montréal, Wilson & Lafleur, 2002, p. 321.

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