La conquista et la question des 'frontières culturelles'

AutorBernard Grunberg
Páginas111-129
Pour comprendre ce que fut réellement la conquista, il est nécessaire de
percevoir la manière dont les protagonistes ont appréhendé cet événement.
S’il convient certes de se replacer dans le contexte, il faut surtout se pencher
sur la façon dont les protagonistes ont perçu cet épisode. La conquista est une
expédition qui repousse les frontières en accroissant les territoires soumis à
la couronne espagnole et en s’emparant des régions administrées par les
Indiens. Pour s’opposer à cette intrusion, les Indigènes doivent pouvoir
comprendre quelles sont les motivations et les actions des Espagnols, qui se
fondent sur la donation pontificale 1 pour justifier leur action, qui, à leurs
yeux, est légitime. Ces deux mondes, ces deux cultures qui ne se connaissent
pas, ont chacun son propre univers ; ils ne peuvent se comprendre, d’autant
plus que le “fossé culturel” entre ces deux mondes est trop important et qu’il
n’est pas possible de le franchir en peu de temps (les deux ans de la durée
de la conquista). Ce “fossé culturel” constitue une véritable “frontière cultu-
relle” qui, en tant que limite (et c’est dans ce sens que nous l’entendrons),
peut être franchie ou constituer une barrière infranchissable. C’est à la fois
une zone de conflits et un espace où les uns et les autres doivent s’adapter
pour pouvoir subsister.
Pour comprendre ce fossé culturel, véritable “frontière culturelle”, s’il ne
faut pas oublier de prendre en compte toutes les causes qui se sont conjuguées
tout au long de la conquête, il faut surtout analyser la vision respective que
ces deux mondes ont eue l’un de l’autre. En prenant pour exemple la conquis-
ta de l’Empire aztèque 2, nous verrons que c’est à travers le cadre de la guerre
que s’est manifesté clairement un fossé culturel entre les deux peuples.
1 Bulle inter-caetera, concédée par le pape Alexandre VI (1493).
2 Nous aurions pu faire la même étude et arriver aux mêmes conclusions pour d’autres
conquistas de grands empires précolombiens, comme l’empire inca.
La conquista et la question des “frontières
culturelles”
Bernard Grunberg
Professeur d’Histoire Moderne
Université de Reims Champagne-Ardenne [EA 2076 - HABITER]
European Academy of Humanities, Letters and Sciences
Directeur du Séminaire d’Histoire de l’Amérique Coloniale
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112 Bernard Grunberg
I. Guerre et paix : un exemple de frontière culturelle
1) Le sens des mots
La linguistique historique peut nous aider à appréhender la façon dont
les Espagnols ont perçu le monde indigène durant la conquista. Les deux mots,
guerra” et “paz”, symboles de la conquista de la Nouvelle-Espagne, ont des
fréquences élevées dans les chroniques des conquistadores et, dans l’ensemble,
le mot “guerre” est employé deux fois plus que le mot “paix”, ce qui montre
bien que la violence est une des composantes essentielles de la conquista. De
plus, le mot “guerra” a plus d’associations que le mot “paz”. Les associations les
plus importantes au mot guerra sont les suivantes : dar, hacer, querer et tener. Mais
le plus significatif est que ces verbes ont le plus souvent “Indio(s)” pour sujet.
Chez Bernal Díaz del Castillo, par exemple, l’expression “dar guerra” a pour
sujet “Indios” dans 82,5 % des cas et 81,5 % chez Francisco de Aguilar 3. Ainsi,
pour les Espagnols, ce sont les Indigènes qui sont à l’origine de la guerre.
L’emploi fréquent du terme “gente de guerra” conforte cette hypothèse. Ce
groupe nominal sert à désigner, dans la majorité des cas, les Indiens hostiles
aux conquistadores 4. La guerre est le fait de tous ceux qui s’opposent à leur
entreprise. Ce n’est donc que contraints et forcés que les Espagnols doivent
s’en servir, à leur tour, pour accomplir leur mission. Il s’agit bien là de la notion
de guerre juste, conforme à la pensée de l’Occident médiéval, où la “guerre
juste” est définie par tout un système de règles, où prévalent la considération
des causes justes de la guerre, la juste intention de ceux qui la pratiquent et
la juste manière de la faire 5. Le requerimiento en est la plus parfaite illustration 6.
Ce texte, élaboré au début du XVIe siècle pour donner une caution juridique
et théologique à la conquête, était lu aux indigènes avant le déclenchement
3 Grunberg, Bernard, “Le vocabulaire de la conquista ; essai de linguistique historique
appliquée à la conquête du Mexique d’après les chroniques des conquistadores”, in: Histoire,
Economie et Société, 1984, n° 1, p. 14-17.
4 Díaz del Castillo, Bernal, Historia verdadera de la conquista de la Nueva España (manuscrito
“Guatemala”), Mexico, UNAM-El Colegio de México, 2005 [Histoire véridique de la conquête de la
Nouvelle Espagne, Paris, La Découverte, 1980], II, p.8 , III, p.10 , XI, p.24 , ... ; Cortés, Hernan,
Cartas y documentos, Mexico, Porrua, 1963 [La conquête du Mexique, Paris, La Découverte, 1982],
Cartas, I, p.9, II, p.85, 106, ... ; Aguilar, Francisco de, Relación breve de la conquista de la Nueva Es-
paña, in : La conquista de Tenochtitlan, Madrid, Historia-16, 1988, p.70, 73, 92, ... ; Tapia, Andrés
de, Relación de algunas cosas de las que acaecieron al muy ilustre señor don Hernando Cortés, marqués del
Valle, desde que se determinó ir a descubrir tierra en la Tierra Firme del Mar Océano, in : La conquista de
Tenochtitlan, Madrid, Historia-16, 1988, p.87, 88, 95, ... ; Vázquez de Tapia, Bernardino, Relación
de meritos y servicios del conquistador Bernardino Vázquez de Tapia, Mexico, UNAM, 1972, p. 31-33, ...
5 Vitoria, Francisco de, Leçons sur les indiens et sur le droit de guerre, Genève, Droz, 1966, p. 72,
97-98.
6 Recopilación de leyes de los reynos de las Indias mandadas imprimir y publicar por la Magestad
Católica del Rey Don Carlos III Nuestro Señor ... [1691], Madrid, Imprenta Nacional, 1998, livre IV,
titre 1, lois 4, 6 ; Morales Padron, Francisco, Teoria y leyes de la conquista, Madrid, Ed. Cultura
Hispanica del C.I.C., 1979, p.341-347 ; Zavala, Silvio, Las instituciones juridicas en la conquista de
América, Mexico, Porrua, 1971, p.487-497 ; Díaz del Castillo, Bernal, Historia..., XXXI.
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