Carl Schmitt, La Politique De L'inimitie

AutorLucien Jaume
Páginas258-266



Introduction

1. La pensée de Cari Schmitt est-elle celle d'un grand auteur, d'un théoricien majeur du droit et d'un philosophe du politique, comme on peut souvent le lire á l'heure actuelle, tandis que le rythme d'édition en frangais de ses oeuvres s'accélére ? Pour qui s'intéresse au constitutionnalisme et á l'histoire de la pensée politique, il est difficile de ne pas prendre position dans ce débat rendu d'autant plus passionné que la traduction de textes de la période nazie met au jour un Schmitt que beaucoup prétendaient ne pas connaítre ou, du moins, avoir sous-estimé quant á la virulence que peut véhiculer cette pensée. Inévitablement se pose la question de la continuité ou du « ralliement opportuniste » á Hitler et au national-socialisme : il y aurait une pensée de Schmitt forte et fréquentable avant, puis aprés son adhesión au nazisme, pensée mettant le doigt sur les faiblesses et les confusions de la démocratie libérale et qui ne serait pas substantiellement liée á l'antisémitisme. Cette visión des choses est tres contestable, comme nous voulons le montrer á propos méme du concept que Schmitt donne du politique : en tant que « politique de l'inimitié », la pensée de Schmitt est plus obsessionnelle que conceptuelle, plus irrationnelle que théoricienne. Son critére fameux, la distinction de l'ami et de l'ennemi, doit étre interrogé selon les méthodes de la philosophie (dans ses présupposés, sa cohérence, le sens qu'il promeut), mais aussi en comparaison de divers autres textes de Schmitt oü l'on constate que le théme de « l'ennemi » sert á déstabiliser le concept classique de la souveraineté et á faire déchoir la loi de son role garanti par le constitutionnalisme, celui de protection des libertes. La définition du politique par Schmitt est arbitraire du point de vue scientifique, mais structurée du point de vue idéologique, au service d'intéréts idéologiques : á l'heure oü elle retrouve (dans des camps divers et méme opposés) de nouveaux partisans, elle doit étre combattue dans l'intérét de la démocratie et de la liberté mais aussi de la raison comme valeur philosophique. On considérera done d'abord le concept du politique, puis celui de la souveraineté, et enfin celui de la loi, le premier domaine servant á ruiner les acceptions classiques car il place la situation d'inimitié au cceur du rapport humain : ni le gouvernement du mixte (Platón) ni la prudence des anciens (Aristote) ni celle des modernes (Machiavel) ne sont, du coup, possibles. Que signifie l'originalité á laquelle aspire cette conception du politique ?

@I - La définition du politique : une pétition de principe ?

2. Ouvrons done La notion de politique, ouvrage paru (sous sa forme complete) en 1932, reedité et modifié en 1933, puis repris en 1963 en retournant á peu prés au texte primitif, plus divers appendices1. Ce qui devrait frapper le lecteur, c'est le ton d'autorité avec lequel cette pensée s'exprime, présentant une suite de définitions ou de théses, tout en notifiant au dit lecteur qu'aucun point de vue normatif ne saurait étre pertinent. Schmitt entend par normatif aussi bien le jugement en valeur que l'édiction d'une regle universelle (comme la regle juridique)2. A la valeur normative, il oppose la « valeur purement existentielle ». Contre le jusnaturalisme ou le positivisme juridique, Schmitt prétend dans ses travaux á la description d'un ordre « existentiel », choix appelé par la situation du peuple, de l'Etat, du souverain et qu'il dénomme « decisión »(Enscheidung)3. La decisión serait purement concrete, au sens oü elle est entiérement liée aux circonstances et ne peut done se justifier par la référence á une norme genérale, de type juridique ; en effet, croire á une telle norme c'est prétendre anticiper la situation et programmer la conduite á venir. La decisión est efficace dans la mesure oü elle est « vraie » - terme que Schmitt emploie -, mais cette vérité doit étre disjointe de toute théorie de la prudence ou de tout ordre normatif: il s'agit d'une vérité existentielle, qui est en son fond extra rationnelle puisque, d'une part, rien ne pouvait l'anticiper, mais surtout rien ne peut l'arracher á la contingence du « ici et maintenant » -, seulement ici, seulement maintenant.

3. En réalité, on peut montrer que par ce choix de l'existentiel contre le normatif, c'est un normativisme latent qui anime cette pensée et dictera la définition du « critére du politique ». Le normativisme schmittien qui est présent (généralement de fagon silencieuse) derriére le choix existentiel pourrait s'énoncer ainsi: « En vue de la Catastrophe imminente, tu dois te donner les moyens de repondré ». C'est ce combat prométhéen, peut-étre déjá dépassé et suranné, que ressasse la pensée de Schmitt. Quelle est done la Catastrophe demandera-t-on ? Elle a peut-étre eu lieu avec le traite de Versailles, qui a humilié l'Allemagne et imposé une visión wilsonienne de l'ordre international, elle menace peut-étre de se produire du fait de l'absence d' « intégration » du prolétariat á l'Etat comme le dit un texte tres éloquent de 19284. Un héros, á la fois Souverain et Peuple, lutte á mort contre les forces modernes qui travaillent á la dépolitisation ; tel est le pathos schmittien, ees forces étant, péle-méle, la bourgeoisie, les intéréts économiques, le positivisme juridique, les libéraux de toute sorte, les juifs, les communistes - tous ennemis de la souveraineté de l'Etat. Dans ce discours pathétique, il y a en réalité une norme de l'absence de normes et que l'on peut mettre en lumiére : l'arbitraire subjectif de Schmitt. Essayons de le montrer.

4. Considérons done ce que l'auteur appelle le concept du politique, ou, plus précisément, la « discrimination de l'ami et de l'ennemi »5, dont seul un peuple peut décider car « c'est la l'essence de son existence politique »6. Le corollaire est le suivant: « est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l'épreuve de forcé »7. II ressort de cet ensemble de théses que le conflit avec l'ennemi fonde l'existence méme de ce que Schmitt appelle « l'unité politique » ; ce n'est pas l'Etat qui cree le regroupement en vue des hostilités, mais le regroupement en vue des hostilités qui fait l'Etat et qui fortifie le peuple dans son identité8.

5. On pourrait méme entendre qu'un Etat a toutes les chances de naítre á partir des formes primaires de coordination guerriére (bande, clan, groupe d'envahisseurs) qui verront le jour: « Est politique tout regroupement qui... ». Les brigands evoques par Platón dans la République pourraient done former un Etat-brigand des lors qu'ils engagent l'épreuve de forcé avec la légalité nationale ou internationale. C'est parce qu'il y a une hostilité fundaméntale et fondatrice qu'il existe du politique: « La guerre naít de l'hostilité, celle-ci n'étant que la négation existentielle d'un autre étre9. La guerre n'est que l'actualisation ultime de l'hostilité »10. Du coup, il ne faut pas chercher des « raisons » de la guerre en dehors d'un état de fait concret oü le´conflit se pose de fagon « existentielle » ; le politique consiste á admettre cet état de fait, á ne pas fermer les yeux sur lu¡, et á décider de le publier comme tel, de fagon á en tirer, avec la collectivité, les mesures appropriées : « Voilá notre ennemi ».

6. Mais Schmitt ajoute une precisión qui pose des problémes considerables : l'ennemi doit étre « véritable ». II s'agit pour lui d'une vérité existentielle, au sein de laquelle j'identifie mon ennemi11. Cependant, Schmitt ne s'explique pas sur la possibilité de l'erreur (un ennemi designé á tort) parce que, semble-t-il, il tient pour assuré (cf. ses avertissements á la République de Weimar) que l'attitude courante est l'aveuglement, le refus de savoir qu'on a un ennemi. Le libéralisme, par ses procédures de conciliation et de checks and balances, dilue la perception de l'ennemi, qu'il installe ainsi au cceur de l'Etat. Mais qu'est-ce done qu'un ennemi « véritable », si on prétend en séparer la perception d'un ideal collectif ou des normes du droit national ou international comme le montre la citation que nous avons donnée ? L'appréhension existentielle (admettons ce réquisit) peut-elle done faire l'économie du discours du droit, et aussi du langage de la morale ? Et des idéologies politiques ? Vision qui peut paraítre étrange de la part d'un juriste. D'ailleurs, quand on designe publiquement l'ennemi « véritable » (comme Schmitt aurait voulu que les juges le fassent en 1932, lors du conflit entre von Papen et le gouvernement prussien)12, est-ce que cette désignation peut se diré hors du droit revendiqué, de l'idéologie proclamée ? La vérité existentielle de l'hostilité apparaít étrangement « laconique » et par la énigmatique.

7. De plus, ce que Schmitt ne dit pas mais que l'on peut redouter, c'est que la prétendue « vérité » du rapport hostile soit confiée á l'arbitraire ; serait-on en fait devant une pétition de principe ? Tel est le cas...

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