Benjamin Constant et l'Acte Additionnel aux Constitutions de l'Empire du 22 Avril 1815

AutorAlain Laquièze
CargoProfesseur de droit Public en la Université d'Angers

Pour Kurt Kloocke

Les intentions sont libérales: la pratique sera despotique.

(B. Constant, Journaux intimes, 31 mars 1815)

Introduction
  1. «On m'a désigné comme l'auteur de l'Acte additionnel auquel j'ai concouru, je l'avoue sans peine pour y insérer l'article sur la liberté de la presse, sur les jurés, sur le nombre de la représentation nationale, et sur la limitation des tribunaux militaires; et cet Acte additionnel a été corrigé au Conseil d'Etat, à côté de moi, sur le même exemplaire, par M. le comte Molé, ministre aujourd'hui, et redevenu alors conseiller d'Etat le 23 mars, tandis que ma nomination est du 20 avril.»1

  2. Ainsi s'exprimait Benjamin Constant dans une brochure électorale publiée en 1817 qui venait confirmer ce que beaucoup avaient déjà subodoré, à savoir qu'il était le principal inspirateur de l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire du 22 avril 1815. Le publiciste royaliste, Montlosier, ne qualifiera-t-il pas l'Acte additionnel de «Benjamine», indiquant d'où venait selon lui l'origine du document? Il ne faut cependant pas oublier que Constant ne dut de tenir la plume qu'à l'initiative de Napoléon et que les échanges ininterrompus qu'il eut avec l'Empereur, tout juste revenu de l'île d'Elbe, entre le 14 et 22 avril 1815, furent le véritable creuset, duquel est issu le manifeste constitutionnel des Cent-Jours. On peut raisonnablement se demander comment deux hommes aux destinées si différentes, l'un ayant dirigé pendant quinze ans le pays d'une poigne de fer, l'autre ayant été l'un de ses principaux opposants, ont pu se retrouver pour rédiger une constitution incontestablement libérale. Le poids des circonstances est ici décisif.

  3. Napoléon, de retour en France au mois de mars 1815, avait pris rapidement conscience de la situation délicate, dans laquelle il se trouvait, qui n'était pas sans rappeler celle qu'avait connue Louis XVIII l'année précédente. Sa position était plus préoccupante encore, du fait des obstacles multiples qui se dressaient devant lui, provenant tant de l'étranger que de l'intérieur du pays. Dès le 13 mars, les puissances alliées, réunies à Vienne, avaient lancé une déclaration qui mettait Napoléon au ban de l'Europe. Le nouveau régime ne devait donc attendre aucun soutien des Etats étrangers; l'Empereur ne se faisait d'ailleurs guère d'illusion sur les tentatives diplomatiques qu'il avait entreprises, afin de convaincre les membres de la coalition, de sa détermination d'abandonner toute politique agressive et expansionniste. La guerre paraissait inéluctable et sa préparation nécessitait la mobilisation de toutes les énergies, ce qui ne facilitait guère, à court terme, l'instauration d'un régime libéral2.

  4. De plus, l'Empereur se voyait confronté, en France même, à des revendications, voire à des oppositions, qui constituaient autant d'obstacles à surmonter. Ainsi, alors que son retour avait été rapidement accepté dans la plupart des départements, certaines provinces dans le sud et l'ouest du pays, dominées par les royalistes, manifestèrent leur hostilité, recourant à la résistance passive - refus de la conscription et du paiement de l'impôt, abstention des fonctions publiques ... - ou à la lutte armée. Celle-ci s'était plus particulièrement déclenchée en Bretagne et en Vendée, au mois d'avril, à l'annonce de l'application de la conscription. Napoléon dut dépêcher vingt mille hommes, sous le commandement du général Lamarque, pour venir à bout d'une révolte qui devait en réalité subsister jusqu'à la fin des Cent-Jours3.

  5. Surtout, l'Empereur avait un choix politique de première importance à faire, confronté qu'il était à un contexte inédit, qui excluait en tout état de cause un retour au bonapartisme autoritaire, tel qu'il avait été pratiqué depuis le Consulat: devait-il, dans ces conditions, rétablir une dictature qui affirmerait cette fois sans ambiguïté son origine populaire et qui réitérerait les mots d'ordre de l'an II, de la Terreur à la patrie en danger, ou au contraire instaurer une monarchie libérale, comme le lui conseillaient certains de ses partisans - les Maret, La Bédoyère, Cambacérès ... - et les grands corps de l'Etat, le Conseil d'Etat, l'Institut et la Cour de Cassation entre autres?

  6. Bien qu'il ait été tenté, au moins au début, de raviver l'élan populaire de 93, allant jusqu'à se présenter comme un souverain sorti de la Révolution4, il répugnait cependant à suivre cette voie, craignant des conséquences néfastes, quant au maintien de la paix civile. En un mot, il ne voulait pas être, comme il se plaisait à le dire, «le roi d'une jacquerie»5. Il ne lui restait plus, dès lors, qu'à se rallier à la thèse libérale qui, à défaut d'obtenir le plein soutien du peuple, sans doute peu au fait des implications constitutionnelles qu'elle supposait, recevait en tout cas l'accord des élites. Ce ralliement ne fut toutefois pas effectué de gaieté de coeur par un homme qui avait, durant quinze années de gouvernement sans partage, affiché son mépris pour la protection des droits individuels et la discussion publique. Certains observateurs appréhendaient d'ailleurs que l'adhésion de l'Empereur à la monarchie libérale, dictée uniquement par les circonstances, ne constituât qu'un expédient momentané qui ne résisterait pas à une campagne militaire victorieuse6.

  7. Toujours est-il que Napoléon se décida, dès son retour à Paris, à adopter des institutions libérales et à prendre l'initiative, pour ce faire, d'une nouvelle constitution. Après quelques hésitations, il rejeta l'hypothèse de la réunion d'une Constituante qui présentait à son goût trop de périls potentiels. L'Empereur craignait essentiellement, en recourant à un tel procédé, que les discussions constitutionnelles s'éternisent et qu'elles viennent à lui imposer des réformes plus avancées que ce qu'il était disposé à accorder7. Il voulait par conséquent, dans la mesure du possible, garder le contrôle du processus constituant. C'est pourquoi il prit le parti de nommer une commission spéciale qui aurait pour tâche d'élaborer le texte constitutionnel, celui-ci étant par la suite soumis à l'acceptation du peuple, par la voie d'un plébiscite. L'assemblée du champ de mai qui avait été initialement désignée pour procéder à la réforme constitutionnelle voyait désormais son rôle restreint au recensement des votes exprimés lors du plébiscite8.

  8. La commission spéciale, nommée par Napoléon à la fin du mois de mars, était composée de huit membres: les quatre ministres d'Etat, c'est-à-dire Regnault de Saint Jean d'Angély, Defermon, Boulay de la Meurthe et Merlin, auxquels venaient s'ajouter Cambacérès, Maret, Carnot et peut-être Roederer. Il s'agissait donc pour la plupart de fidèles de l'Empereur, acquis aux idées libérales, qui étaient favorables à une imitation des institutions anglaises. Carnot se démarqua toutefois de cette position dominante, en faisant valoir l'inadaptation du modèle d'outre-Manche, du fait notamment de l'absence d'une véritable aristocratie en France. L'ancien conventionnel proposait à la place un régime politique largement inspiré de celui prévu par la Constitution de l'an VIII, tout en accentuant son caractère démocratique. Son projet attribuait en réalité des prérogatives importantes à l'Empereur, chef de l'autorité exécutive, alors que les deux chambres, le Sénat et le Corps législatif, ne bénéficiaient que de pouvoirs réduits, particulièrement en matière législative. Ainsi, la chambre basse ne disposait ni du droit d'initiative, ni du droit d'amendement et il lui était en outre interdit de «censurer les actes d'aucune des autorités constituées»; le Sénat était, quant à lui, cantonné à un statut de gardien constitutionnel. De fait, le rôle purement politique des organes délibérants était réduit à la portion congrue9.

  9. Il semble que la commission, dans sa grande majorité, n'ait pas apprécié le projet de Carnot. Constatant que ses membres ne parvenaient pas à s'entendre rapidement sur un texte, l'Empereur, sur les conseils de plusieurs de ses proches - Fouché, Sébastiani, Joseph Bonaparte... - se résolut à consulter le principal publiciste des libéraux, Benjamin Constant, lui faisant miroiter au passage un poste de conseiller d'Etat qu'il devait d'ailleurs obtenir le 20 avril10.

  10. On a abondamment glosé, non sans raison, à propos de la volte-face de Constant, celui-ci passant en une quinzaine de jours d'un soutien indéfectible à la monarchie de Louis XVIII à la collaboration, sans états d'âme, avec celui qu'il dénonçait, la veille encore, comme un tyran et un usurpateur. Son opposition à Napoléon n'était pourtant pas nouvelle. Ecarté du Tribunat en 1802, il avait été, au même titre que sa compagne Germaine de Staël, un adversaire farouche du régime impérial et à ce titre, en butte à ses avanies. Sa situation d'opposant l'avait incité à une grande prudence éditoriale, sans le dissuader cependant de travailler à un grand livre sur la politique qui, s'il ne vit jamais le jour dans la forme selon laquelle il l'avait envisagé, devait servir de fondement à ses principaux ouvrages politiques, publiés ultérieurement11.

  11. C'est le cas de son traité De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne qui fut publié, pour la première fois, en janvier 1814, et qui représentait en quelque sorte sa contribution à la lutte contre le despotisme napoléonien. En distinguant nettement l'usurpation de la monarchie héréditaire, en montrant que celle-ci était tout à fait compatible avec la liberté...

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