Autonomie personnelle, indisponibilité du corps humain et justice sociale

AutorMuriel Fabre-Magnan
Cargo del AutorProfesseur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Páginas197 - 218

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À Antonio Marzal, qui nous manque tant.

Les conceptions du Droit et de sa fonction divisent de plus en plus la doctrine française. De nombreuses affaires en sont le révélateur. Elles ont souvent pour point commun de soulever la question de savoir ce que chacun peut faire sur lui-même et sur son propre corps. Il s#x2019;agit de savoir dans quelle mesure une personne peut agir contre elle-même1, et même plus précisément porter atteinte à son intégrité corporelle2.

Le Droit français semble aujourd#x2019;hui vaciller, et hésiter sur la conduite à tenir3. Le principe traditionnel est celui de l#x2019;indisponibilité du corps humain4. LePage 198corps étant une chose hors commerce5, au sens de l#x2019;article 1128 du Code civil, il ne pouvait être l#x2019;objet d#x2019;une convention avec autrui6. Dès lors, nul ne pouvait céder des droits sur son propre corps et, réciproquement, personne ne pouvait acquérir de droits sur le corps d#x2019;autrui.

La raison de cette indisponibilité était clairement que le corps humain étant indissolublement lié à la personne, il devait le rester. Le principe de l#x2019;indisponibilité du corps humain n#x2019;était donc pas incompatible avec celui de

l#x2019;autonomie de la personne et allait au contraire dans le même sens. Il permet-tait de s#x2019;assurer que la personne reste toujours maître de son corps, et ne puisse en être dépossédée7.

L#x2019;harmonisation des deux principes devient plus problématique8 lorsque l#x2019;autonomie de la personne est entendue, comme le fait aujourd#x2019;hui la Cour européenne des droits de l#x2019;homme9 (mais elle n#x2019;est pas la seule), comme le droitPage 199de faire tout ce qu#x2019;on veut pour soi-même, y compris disposer de son corps et se déposséder. Au nom de la liberté est désormais revendiqué le droit de perdre cette liberté et de s#x2019;aliéner. Il y a là une déconstruction et un retournement morti-fères10, de nature à détruire la démocratie et les droits de l#x2019;homme11.

La liberté ainsi entendue est en outre celle prônée par le libéralisme le plus débridé12, c#x2019;est-à-dire par ceux qui, à l#x2019;abri du besoin, peuvent se permettre le luxe d#x2019;ignorer que «la liberté de mourir de faim n#x2019;est pas la liberté»13. L#x2019;autonomie de la volonté ne peut alors que heurter la justice sociale lorsqu#x2019;elle est invo-quée pour mettre en place une concurrence généralisée14 dont ne peuvent sortir vainqueurs que les plus forts, et pour faire l#x2019;éloge de la prise de risques15 comme si une telle attitude avait le même sens chez les riches et chez les pauvres16. On semble confondre un peu trop aisément liberté individuelle ou respect de la vie privée d#x2019;autrui, avec égoïsme et indifférence au sort d#x2019;autrui. Par définition même, la justice sociale implique une solidarité qui requiert nécessairement de sortir d#x2019;une vision isolée des individus, et de s#x2019;intéresser à la «part» attribuée àPage 200chacun, selon l#x2019;impératif formulé par le Digeste dès ses premières lignes (suum cuique tribuere).

Il est néanmoins incontestable que l#x2019;un des principes fondamentaux d#x2019;une démocratie est la liberté individuelle. Il en résulte, selon la formulation de la Cour européenne des droits de l#x2019;homme, «la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l#x2019;entend»17. Tous les droits constitutionnels européens favorisent ainsi fort heureusement le libre développement de la personnalité de chacun18.

La haute Juridiction européenne ajoute que «la faculté pour chacun de me-ner sa vie comme il l#x2019;entend peut également inclure la possibilité de s#x2019;adonner à des activités perçues comme étant d#x2019;une nature physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour sa personne. En d#x2019;autres termes, la notion d#x2019;autonomie personnelle peut s#x2019;entendre au sens du droit d#x2019;opérer des choix concernant son propre corps»19. Cette assertion peut également être admise, et le Droit doit #x2013;et d#x2019;ailleurs souvent ne peut que#x2013; laisser faire les personnes qui font un tel choix20. Il faut cependant éviter deux graves confusions: d#x2019;abord, faire de cette faculté un «droit», et même un droit de l#x2019;homme; ensuite ne pas distinguer selon que la mise en danger et l#x2019;atteinte à l#x2019;intégrité corporelle sont le fait de la personne elle-même ou d#x2019;un tiers. il convient en effet de distinguer deux situations qui sont, en particulier juridiquement, radicalement différentes: selon que la personne seule est concernée, ce qu#x2019;on pourrait alors appeler, même si la formule en miroir est philosophique-ment complexe21, un rapport de soi à soi, ou selon qu#x2019;au contraire, c#x2019;est d#x2019;un rapport à autrui qu#x2019;il s#x2019;agit. Le seul point commun est que, dans les deux cas, l#x2019;objectif essentiel du Droit n#x2019;est pas de protéger la personne contre elle-même, mais une certaine idée de la justice sociale.

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I Le rapport à autrui

Un constant argument pour revendiquer le droit de pouvoir faire tout ce qu#x2019;on veut sur soi-même consiste à énoncer que le rapport de soi à soi serait par définition exclusif de toute intervention d#x2019;un tiers22. toute intervention du Droit pour empêcher l#x2019;individu de faire ce qu#x2019;il veut avec son corps aurait donc nécessairement pour but «la protection de l#x2019;individu contre lui-même», ce qui procéderait d#x2019;un paternalisme dépassé23.

En réalité, dans une vie en société, il n#x2019;est pas si fréquent qu#x2019;une décision ne relève que du rapport de soi à soi, et des tiers sont, quoi qu#x2019;on en dise, très sou-vent impliqués. L#x2019;individu est tellement hypertrophié qu#x2019;on ne voit même plus la présence d#x2019;autrui, à moins que, comme le note Jean-Pierre Lebrun dans son dernier livre, il ne s#x2019;agisse du fantasme de «vivre ensemble sans autrui»24.

Il n#x2019;y a tout d#x2019;abord de toute évidence pas uniquement rapport de soi à soi lorsque l#x2019;atteinte portée par une personne à son propre corps a pour conséquence la mise en danger d#x2019;autres personnes: par exemple la conduite en état d#x2019;ivresse, ou encore sous l#x2019;emprise de stupéfiants. Le Droit peut dès lors ici légitimement interdire et sanctionner de tels agissements, pour protéger les victimes potentiel-les de ces comportements à risque25. Il peut également pour cette même raison imposer certains actes, et par exemple le port de la ceinture de sécurité26, ou encore certaines vaccinations contre des maladies contagieuses27.

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On sort aussi du rapport de soi à soi dès lors que ce n#x2019;est pas la personne elle-même qui porte atteinte à sa propre intégrité physique, mais une autre, et ce même si c#x2019;est à la demande de la première qui, en d#x2019;autres termes, est consen-tante. Il en est ainsi par exemple de l#x2019;euthanasie qui, par définition, n#x2019;est deman-dée que lorsque la personne n#x2019;est pas en état de se suicider elle-même (voir ainsi l#x2019;affaire Pretty jugée par la Cour européenne des droits de l#x2019;homme28 ou encore, en France, l#x2019;affaire Humbert29). La décision n#x2019;est pas purement individuelle, dès lors qu#x2019;on demande à un tiers de faire quelque chose, et qui est loin d#x2019;être anodin puisqu#x2019;il s#x2019;agit de tuer. Pour prendre un autre cas jugé par la Cour euro-péenne des droits de l#x2019;homme, le sadomasochisme relève indiscutablement de la vie privée et de la liberté sexuelle de chacun, mais le Droit peut légitimement y mettre quelques limites dans le cas où une personne porte gravement atteinte à l#x2019;intégrité physique d#x2019;autrui. Le fait qu#x2019;une personne consente à être victime ne saurait excuser toutes les atteintes à son intégrité physique, toutes les tortures et barbaries, et pourquoi pas le meurtre; et ce même s#x2019;il est démontré qu#x2019;elle a donné son accord voire qu#x2019;elle en jouit (définition du masochisme). Le consen-tement de la victime n#x2019;est pas un fait justificatif permettant d#x2019;effacer toutes les infractions pénales, même si le Droit tolère dans certains contextes des atteintes mineures à l#x2019;intégrité corporelle d#x2019;autrui30.

Dans toutes ces hypothèses où autrui est en jeu, le Droit peut légitimement intervenir, et son objectif premier n#x2019;est pas une volonté paternaliste de protéger la personne contre elle-même.

C#x2019;est d#x2019;abord très souvent autrui, et non pas la personne elle-même, que le Droit entend protéger lorsqu#x2019;il interdit certains actes. On le voit clairement dans Page 203le débat sur l#x2019;euthanasie. La principale raison de l#x2019;interdiction de l#x2019;euthanasie active n#x2019;est pas la nécessité de protéger la personne contre elle-même. L#x2019;équili-bre qu#x2019;a réussi à trouver la loi Léonetti du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie le montre bien. Le législateur a parfaitement conscience de la nécessité de pouvoir mourir dans la dignité, et la nouvelle loi permet en réalité beaucoup de choses dans ce but. S#x2019;il s#x2019;agissait de protéger la personne contre elle-même, la loi n#x2019;aurait pas autorisé comme elle le fait l#x2019;euthanasie passive, puisque les médecins doivent désormais respecter la volonté du malade de cesser les soins. Le dernier alinéa de l#x2019;article L. 1110-5 du Code de la santé publique va encore plus loin puisqu#x2019;il prévoit que le médecin peut, pour soulager les souffrances d#x2019;un malade et à sa demande, lui donner de la morphine même si l#x2019;effet secondaire risque d#x2019;être le décès de la personne31. On ne pourrait guère aller au-delà de ces permissions sans déroger à l#x2019;interdit du meurtre32. en est-on arrivé à un stade tel qu#x2019;il faille justifier cet interdit et en expliquer les raisons? De même que pour l#x2019;interdiction...

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