Tocqueville et Guizot : l'Amérique et l'aristocratie (une controverse)

AutorLucien Jaume
CargoCEVIPOF/CNRS
Páginas71-91

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TOCQUEVILLE ET GUIZOT : L’AMERIQUE ET L’ARISTOCRATIE (UNE CONTROVERSE)

TOCQUEVILLE AND GUIZOT’S CONTROVERSY ABOUT ARISTOCRACY IN AMERICA

Lucien Jaume CEVIPOF/CNRS

SOMMAIRE : I. DEUX PHILOSOPHIES DU POUVOIR, LA DIVERGENCE SUR L’AMERIQUE.- II. LA PENSEE DE JOHN ADAMS : « NOUVELLE ARISTOCRATIE » ET REPUBLIQUE « BALANCEE ».- 2.1 - La critique de la démocratie.- 2.2. Les deux aristocraties.- III. LA FRANCE : UN DEBAT RECURRENT SUR DEMOCRATIE ET OLIGARCHIE.- CONCLUSION

Résumé: Une sorte de dialogue entre Tocqueville et Guizot a existé, sans être étudié, sur la notion d’aristocratie en Amérique comme en France. Pour Guizot, la République des Etats-Unis n’est pas une démocratie, car les « gentlemen » sont présents à divers niveaux, tandis que, pour Tocqueville, seuls les « lawyers « constituent un élément aristocratique. En réalité, la controverse a existé avant et après la révolution américaine, du fait notamment de John Adams, futur président des Etats-Unis. Ce débat est plutôt un révélateur de la France et de sa façon de considérer les élites et l’Etat.

Abstract: There is a kind of dialogue that has not been studied between Tocqueville and Guizot concerning the notion of aristocracy, not only in France but also in America. According to Guizot the United States are not a democratic Republic because « gentlemen » are in function at various levels, whereas Tocqueville sees lawyers as the unique aristocratic element. In fact, the controversy has existed before and after the American revolution, due to John Adams, the future president of America. This controversy is indicative of the French manner of considering the state and social elites.

Mots clés: Souveraineté du peuple, autorité, aristocratie, élites, contrôle de constitutionnalité, balance des pouvoirs, check and balances, gouvernement mixte

Keywords: popular sovereignty, authority, aristocracy, elitism, judicial review, balance of powers, check and balances, mixed government.

La pensée de Tocqueville et, dans une moindre mesure, celle de Guizot continuent à éclairer les débats sur notre temps, y compris de façon comparative, par rapport à la société mondialisée actuelle, qui s'éloigne des

Historia Constitucional, n. 15, 2014. http://www.historiaconstitucional.com, págs. 71-91

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modèles légués par la Révolution française, tout en incorporant certains traits américains. L’interprétation, à bien des égards divergente, que les deux auteurs donnent de l’Amérique mérite d’être interrogée1. Analyser ces divergences peut permettre de trouver des répondants à ce qui se débattait à la même époque aux Etats-Unis, notamment sur la question de l’élite dirigeante nouvelle, mais aussi de comprendre quels héritages sont encore les nôtres sur cette question. De fait, le désaccord sur l’interprétation des innovations en Amérique tient à la philosophie du pouvoir des deux auteurs, qui, du coup, ne « voient » pas la même Amérique. Tocqueville propose aux Français une vision qui n’a pas de racines fortes dans l’héritage national, tandis que la pensée de Guizot peut faire lien avec la tradition étatiste française, depuis Louis XIV jusqu’à Napoléon, en passant par la Révolution. Pour le dire schématiquement, Guizot ne conçoit la République que débarrassée de la démocratie - c’est-à-dire avant tout l’égalité de suffrage, l’universalité du suffrage, l’habilitation de chacun à juger de la valeur des lois ; tandis que Tocqueville valorise la république démocratique américaine comme souveraineté du peuple, décentralisation au sens français du terme, et diversité des contre-pouvoirs. Pour le premier, l’autorité vient d’en haut, comme il l’écrit à plusieurs reprises, pour le second l’« autorité » n’est pas le « pouvoir » et naît en divers lieux de la société civile.

Le désaccord entre les deux penseurs et les deux acteurs politiques a été ouvertement exprimé par Guizot dans une lettre adressée à Tocqueville, et, de façon plus enveloppée, dans le discours de réception à l’Académie française, prononcé par Guizot devant Lacordaire, qui succédait à Tocqueville. La lettre rédigée à propos de L’Ancien régime et la Révolution, en remerciement de l’envoi de l’ouvrage, dit clairement que Tocqueville se trompe sur la démocratie, en France comme en Amérique, car il n’a pas su discerner, dans ses deux ouvrages, « l’aristocratie naturelle qui ne peut jamais [être vaincue] longtemps et finit toujours par reprendre ses droits »2. Cette faiblesse de Tocqueville comme observateur et comme théoricien provient de sa personnalité : il se comporte en « aristocrate vaincu » et, ajoute Guizot, « convaincu que son adversaire a raison ».

La question de l’élite gouvernante est donc bien un enjeu important dans l’interprétation concurrente des deux auteurs sur l’Amérique. On verra, en premier lieu, pourquoi leur conception du pouvoir les porte à ce conflit d’interprétation : l’Amérique est-elle le lieu de formation d’une « nouvelle aristocratie », notion qui est un leitmotiv de la pensée de Guizot cependant portée à prendre l’Angleterre pour modèle ? En quel sens Tocqueville accepte-

1Nous continuons en cela les analyses données sous des angles différents dans les études suivantes : « Tocqueville face au thème de la ‘nouvelle aristocratie’. La difficile naissance des partis en France », Revue française de science politique (56), n° 6, décembre 2006, p. 969-983 ; Tocqueville : Les sources aristocratiques de la liberté, Fayard, 2008, 473 p. ; « Tocqueville et Guizot : le désaccord sur l’Ancien Régime », in Tocqueville e l’Occidente, sous dir. D. Thermes, Soveria Mannelli, Rubettino Editore, 2012, p. 383-399. Le livre de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840) sera cité dans l’édition par F. Furet, Paris, GarnierFlammarion, 1981, sous la forme suivante : DA I, suivi de la page ou DA II, et page, pour le premier volume de 1835 et le second de 1840. Les autres textes de Tocqueville sont cités dans les Œuvres complètes, chez Gallimard : OC, tome et vol., page.

2F. Guizot, lettre du Val-Richer, 30 juin 1856, archives Tocqueville, reproduite partiellement dans la thèse de doctorat de F. Mélonio, Tocqueville dans la culture française, vol. 3, p. 193 et dans Tocqueville, Mélanges, OC, XVI, p. 343, note.

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t-il d’employer le terme, dans le cas américain, mais dans une tout autre acception que Guizot ? On constatera ensuite que le débat avait eu lieu en Amérique, notamment du fait de l’ouvrage de John Adams, lu par les pères fondateurs, A Defence of the Constitutions of Government of the United States of America3. Mais l’aristocratie naturelle au sens d’Adams est dotée d’un autre mode d’institutionnalisation que ce que Guizot propose pour la France : le gouvernement mixte et la balance des pouvoirs au sens de Blackstone. Repoussée clairement par les auteurs du Fédéraliste et les rédacteurs de la Constitution américaine, la problématique d’Adams ne satisfait pas non plus la vision de l’Amérique démocratique qui est celle de Tocqueville. Il reste que - ce sera notre troisième développement -, la conception de Guizot a eu des prolongements et des héritiers importants dans le cas français jusqu’à aujourd’hui, on déterminera sur quels points et pour quelles raisons, ainsi que les conséquences de l’interprétation appliquée à l’Amérique dans cette mouvance « élitiste ».

I. DEUX PHILOSOPHIES DU POUVOIR, LA DIVERGENCE SUR L’AMERIQUE

La pensée politique de Guizot a pour référence l’Angleterre, un modèle de société et de gouvernement que Tocqueville, pour sa part, abandonne assez vite, pour se tourner vers l’Amérique4. Sur le cas anglais, Guizot confirme une idée de jeunesse, exprimée en 1817 dans la revue des doctrinaires, les Archives philosophiques, politiques et littéraires et selon laquelle « en théorie et en fait, le gouvernement et la société ne sont point deux êtres distincts (…). C’est un seul et même être »5. Cette formulation peut poser problème du point de vue du libéralisme, qui suppose généralement la séparation nette entre la société civile et l’Etat, contrairement à l’absolutisme qui fait de la société un domaine directement régi par l’Etat. C’est cependant sur ce point que le libéralisme doctrinaire entre en résonance avec une tradition française forte de l’Etat tutélaire, colbertiste et moralisateur6. Comme l’a montré Pierre Rosanvallon7, Guizot tire de cet axiome d’interpénétration des deux domaines un principe d’action : des relations d’interaction et même de miroir doivent se tisser entre la société et le pouvoir. Dès l’époque des Archives, il expose l’action de régulation à entreprendre, c’est-à-dire, selon son expression,

3A Defence of the Constitutions of Government of the United States of America, against the Attack of Mr Turgot, in his Letter to Dr Price…, London, 1787-1788, ed. Scientia Verlag Aalen, 1979, 3 vol. Edition française : J. Adams, Défense des constitutions américaines ou de la nécessité d’une balance dans les pouvoirs d’un gouvernement libre…, Paris, Buisson, 1792, 2 vol. Il faut noter que la « traduction » française est assez souvent éloignée du texte d’origine. Nous prendrons ici le parti de suivre le texte français, sauf exceptions signalées.

4Sur le double voyage d’enquête de Tocqueville en Angleterre voir OC, V-2. Noter que, dans L’Ancien Régime et la Révolution, il revient cependant à la comparaison avec l’Angleterre, du fait de la question des « deux aristocraties ».

5Archives philosophiques, politiques et littéraires, Paris, Fournier, t. 1, 1817, p. 265.

6Pour la distinction entre trois grands courants du libéralisme en France, voir notre ouvrage, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.

7P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.

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« constituer le gouvernement par l’action de la société et la société par l’action du gouvernement »8. C’est la clef du politique selon Guizot, « le problème...

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